La ville modèle des années Merkel

Longtemps endormie, la cité de l’ex-RDA est devenue un labo des dernières tendances et un pôle économique conquérant. En plein renouveau, elle concentre les succès et les ombres du miracle allemand, dans une Saxe qui, le 22 septembre, devrait voter en masse pour le parti de la chancelière.

Le long du trottoir, il traîne un haut-parleur monté sur roulettes, comme d’autres promèneraient un petit chien en laisse. Le baffle remonte aux années 1970, mais il l’a bricolé pour y brancher un iPod :  » Voici un Tombox, explique le jeune homme. Idéal pour assurer un confort d’écoute maximal quand on part en pique-nique.  » A son côté, l’un de ses amis porte une  » lampe nid-de-poule « , un luminaire dont l’abat-jour en plastique a été moulé dans un trou de la chaussée.  » Une particularité locale très répandue, dit-il. Chaque exemplaire est unique car nous ne prenons jamais deux fois la même empreinte.  » Des illuminés ? Point du tout : l’entreprise de ces deux jeunes artisans, die Fabrik, produit meubles et objets de la vie quotidienne ; elle existe depuis plus de trois ans et les fait vivre. Un succès à l’image de Leipzig, ville longtemps assoupie et qui connaît, depuis une décennie, une renaissance spectaculaire. Devenue incontournable,  » Hypezig « , comme on l’appelle, évoque le Berlin des années 1990, et mêle insolence, simplicité, humour, créativité. Clubs et cafés branchés, lofts et ateliers, artistes et créateurs de tout poil ont envahi des quartiers jadis abandonnés, profitant des bas prix de l’immobilier. Déjà forte de 40 000 étudiants, l’agglomération a même gagné des habitants – une exception dans l’Est de l’Allemagne – et affiche l’un des taux de natalité les plus élevés du pays. Dans cette région de la Saxe, qui s’apprête à voter massivement pour la CDU, le parti conservateur de la chancelière, Leipzig figure parmi les gagnants des  » années Merkel « . Et cela se sent.

Faire table rase du passé en gardant le décor

Sur l’une de ses avenues en vogue,  » Karli  » – diminutif familier de la rue Karl-Liebknecht, cofondateur du Parti communiste allemand -, le spectacle est permanent : étudiants à vélo, alternatifs portant dreadlocks, retraités en costume vieux rose déambulent devant des bâtiments couverts de graffitis, entre tramways, salons de tatouage ou de massage des pieds. Quand le jour tombe, sur le fronton du café- cinéma-centre culturel Feinkost (épicerie fine), une Reklame lumineuse datant de la RDA, restaurée depuis peu, fait office de point de ralliement. Elle représente  » die Löffelfamilie  » (La famille à la cuillère), quatre personnages en néons qui mangent leur soupe ici depuis quarante ans. Une association a pris en main le destin de cette enseigne devenue objet de culte : qui le souhaite peut participer aux frais d’électricité en envoyant un SMS (0-900-Loeffel) pour déclencher trois minutes de lumière en plus… Une façon de faire table rase du passé en gardant le décor, ce qui semble être une habitude ici. La plupart des cafés ou des lieux tendance ont ainsi conservé leur nom d’origine, mais écrivent une autre histoire. La Tapetenwerk (manufacture de papiers peints) a été transformée en centre culturel, l’alte Damenhandschuhfabrik (vieille fabrique de gants de dames) est devenue un club. Et, dans l’ouest de la cité, une gigantesque friche industrielle, la Baumwollspinnerei (filature de coton) est désormais un rendez-vous incontournable de la vie artistique nationale. Hangars de briques rouges à perte de vue, allées pavées traversées de rails rouillés, vieille horloge bloquée sur 10 h 10 et une immense cheminée d’usine rappellent que l’ex-filature employa 4 000 personnes jusqu’à sa fermeture, en 1993. C’est à présent une pépinière d’artistes et d’artisans, qui abrite plusieurs centaines d’ateliers, de boutiques de mode, de bureaux d’études et de galeries. En 2010, quand le New York Times en fit  » l’un des dix lieux à voir absolument dans le monde « , le quotidien américain provoqua en quelques semaines un raz de marée de collectionneurs venus d’outre-Atlantique, parfois en jet privé, pour tout acheter. Dans son atelier de peinture, Titus Schade, 29 ans, en sourit encore :  » A l’époque, certains créateurs se sont inventé des biographies à Leipzig afin de faire monter leurs prix. Aujourd’hui, cet engouement est quelque peu retombé.  » Si peu… A l’intérieur de la filature est demeuré le plus illustre représentant de la nouvelle école de Leipzig, Neo Rauch, l’un des artistes allemands contemporains les plus connus et les plus chers du moment (compter un million d’euros la toile). Devant la galerie qui l’expose, Eigen + Art, des messieurs bronzés, soignés, riches et pressés viennent garer leur Porsche au milieu des vélos, moyen de locomotion le plus répandu ici. Des acheteurs, sans doute. Ancien élève de Neo Rauch, Titus Schade n’a pas vendu de tableau à l’acteur hollywoodien Brad Pitt, comme son  » maître « . Mais il vit dans un luxe que Leipzig peut encore offrir à ses créateurs :  » Ici, j’ai du calme et de la place pour donner de l’espace à mes idées. Je n’ai pas besoin de trouver un job pour financer le loyer modeste de mon atelier, j’ai du temps, je peux peindre et j’ai des oeuvres à montrer « , dit-il en présentant le catalogue qu’un célèbre collectionneur berlinois, Christian Boros, vient de lui consacrer.  » Avec ses innombrables friches industrielles, Leipzig est comme une immense aire de jeux pour les artistes, précise Anissa Mechouek, une jeune Française qui a coorganisé une exposition sur le sujet. Ces surfaces avaient peu de valeur et les gens n’ont pas attendu qu’on les leur donne. Ils les ont prises.  »

Cette effervescence créative n’est qu’une des facettes du dynamisme régional. La réappropriation d’anciens sites industriels peut être très spectaculaire, comme au sud de la ville, dans la région des  » grands lacs « . Au temps de l’ex-RDA, le visiteur découvrait ici des mines de lignite à ciel ouvert. Sur quelque 70 kilomètres carrés, le paysage était gris, sale et pollué. Aujourd’hui, 19 lacs artificiels occupent le terrain et, sur les rives du plus grand d’entre eux, le lac de Cospuden, une longue plage de sable accueille des milliers de visiteurs en été. Dans le port de plaisance, le tintement des drisses résonne sur les mâts des bateaux, et le restaurant de la jetée s’appelle le Sole Mio. Sur les rives de cette  » Costa Cospuda « , ainsi rebaptisée par les autochtones, de luxueuses villas ont poussé comme des champignons, preuve que Leipzig s’est nettement enrichi au cours de ces années.

 » Ici, les gens ont toujours l’esprit d’entreprise  »

Et pour cause. Depuis la réunification de l’Allemagne, en 1990, beaucoup d’entreprises sont venues s’y installer, attirées par la proximité d’un grand marché à l’est et par des salaires moins élevés qu’à l’ouest. En dix ans, leur nombre a doublé. Dans le nord de la ville, on trouve ainsi au n° 1 de la Porschestrasse l’usine que le groupe de Stuttgart a ouverte en 2002 pour y assembler ses modèles Cayenne et Panamera. Siegfried Bülow, patron de Porsche Leipzig, dont l’accent trahit les origines locales, n’en revient toujours pas :  » A la fin des années 1990, personne n’aurait imaginé que l’on construirait des voitures ici, en pleine campagne. A l’époque, il n’y avait que des champs de maïs.  » Aujourd’hui, le lieu n’a plus rien de bucolique : une dizaine de pilotes professionnels testent tous les jours, sur le circuit d’essais, des engins rugissant comme des avions, et les chaînes de montage, aussi propres que des couloirs d’hôpital, crachent quelque 110 000 véhicules par an. On s’apprête à y assembler le dernier modèle de la maison : la Macan, avec 1 400 nouveaux postes à la clé.

Un peu plus loin, au n° 1 de la BMW-Allee, quatre éoliennes bruissent devant un bâtiment de béton à la silhouette high-tech conçu en 2004 par l’architecte irako-britannique Zaha Hadid. Dès l’entrée, au-dessus de la tête des visiteurs, les carrosseries des voitures de luxe défilent en silence dans une lumière bleutée. C’est là que l’on produira la petite dernière, la i3, une perle électrique en fibre de carbone, précise-t-on, disponible à partir de novembre chez les concessionnaires. En chiffres, cela signifie 400 millions d’euros d’investissements sur le site pour 140 hectares de hangars tout neufs et 800 nouveaux emplois, sur un total de 3 700. De quoi faire rugir le moteur de l’économie régionale.

Grâce à des firmes comme Porsche, BMW, Siemens, DHL (qui a déménagé son hub européen de Zaventem à Leipzig en 2008) ou Amazon, et malgré un grand nombre d’emplois précaires, la ville affiche un taux de chômage très honorable pour l’Est de l’Allemagne : 10 %, mais autour de 7 % au niveau national.  » Ce boom économique n’est pas un hasard, constate Wolfgang Mücke, directeur de l’antenne locale de la Deutsche Bank. C’est de Leipzig qu’est partie la révolution est-allemande, en 1989, parce que ses citoyens ont fait preuve de courage et de dynamisme. Ils en veulent. Ils ont toujours l’esprit d’entreprise et ils le prouvent !  » Les Leipzigois sont en effet intarissables lorsqu’il s’agit d’évoquer ce glorieux passé, cette manifestation monstre du 9 octobre 1989, un mois jour pour jour avant la chute du Mur, aux cris de  » Wir sind das Volk  » ( » Nous sommes le peuple « ). La détermination pacifique de toute une ville contribua à l’effondrement en douceur, comme un château de cartes, du régime est-allemand. Pour expliquer le dyna-misme local, certains remontent jusqu’à l’époque romaine, lorsque la via Regia et la via Imperii, deux  » autoroutes du commerce « , se croisaient à Leipzig – un signe, dit-on, que l’ouverture d’esprit des habitants ne date pas d’hier. D’autres évoquent le Moyen Age et la ville des foires, ou encore les mines d’argent des monts métallifères de l’Erzgebirge, qui ont assuré la richesse de la région.Sans oublier quelques illustres résidents : Goethe étudia ici, Jean-Sébastien Bach y composa, Wagner y naquit… Angela Merkel y rédigea aussi, entre 1973 et 1978, son doctorat de physique.

Des jours meilleurs sauf pour les salariés précaires

Aujourd’hui, la chancelière a peut-être présente à l’esprit la ville de ses études lorsqu’elle clame, sur ses affiches de campagne :  » L’Allemagne est forte. Et elle doit le rester.  » Pourtant, Leipzig reflète aussi les ombres du succès allemand : c’est la municipalité qui compte, en proportion, le plus grand nombre de bénéficiaires de  » Hartz vier  » ( » Hartz IV « ), cet équivalent du Revenu de solidarité active (RSA), lancé sous le gouvernement Schröder (1998-2005).  » Hartz fears !  » ( » Hartz, ça craint ! « ), ironise un graffiti, sur la façade d’un immeuble à l’abandon, en écho à l’angoisse des salariés précaires. Car ils sont nombreux, comme Petra Szilagyi-Palko, conductrice de bus, à redouter de tomber dans les mailles du filet de l’aide sociale. A 41 ans, cette mère de famille touche 1 100 euros nets par mois pour trente-huit heures de travail hebdomadaires.  » C’est à peine suffisant pour vivre, précise cette mécanicienne de formation, plusieurs fois reconvertie. En treize ans, mon mari et moi n’avons pris que deux semaines de vacances. Mais le plus choquant est que certains de mes collègues touchent 30 % de plus pour le même labeur.  » C’est un grand classique outre-Rhin, particulièrement en Saxe : la firme qui emploie le couple est une simple filiale de la société des transports publics de Leipzig. Elle échappe ainsi à la convention collective et peut, de cette façon, sous-payer ses employés.

Le 22 septembre, Petra ne votera pas pour la CDU. Elle estime que les  » années Merkel  » n’ont pas tenu leurs promesses :  » J’ai passé mon temps à attendre des jours meilleurs qui ne sont jamais arrivés.  » Et pourtant, au volant de son bus, la conductrice le concède : elle ressent de la sympathie pour cette autre Allemande de l’Est,  » modeste et déterminée « , qui devrait, à en croire les sondages, rempiler pour un troisième mandat. C’est le grand atout de cette chancelière : après huit ans au pouvoir, sa popularité ne faiblit pas, même parmi ceux qui ne votent pas pour elle.

Lire en page 72 l’interview de Paul Magnette.

Par notre correspondante Blandine Milcent Reportage photo : Annette Hauschild/Ostkreuz pour Le Vif/L’Express

 » Personne n’aurait imaginé que l’on construirait des voitures ici, en pleine campagne  »

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