Caroline Lamarche : " Mes livres sont dictés par une forme de nécessité. Je ne sais jamais ce qui va venir après. " © Debby Termonia pour le vif/l'express

La vie sauvage

Et si la littérature était le lieu où prendre la mesure d’un monde en voie de disparition ? La Belge Caroline Lamarche revient à la forme brève dans Nous sommes à la lisière, recueil à la beauté crépusculaire d’un état limite du vivant. Neuf histoires intimes de femmes et d’hommes sur le fil y croisent la trajectoire d’animaux plus ou moins sauvages. Une réussite.

« Personne ne se doute qu’il y a au fond de moi des remous, des courants froids ou chauds qui se croisent et forment des tourbillons, comme on s’en aperçoit quand on nage dans un étang.  » Dans l’avant-dernière nouvelle de Nous sommes à la lisière (1), une femme est chargée de garder une maison en l’absence de ses propriétaires. La vaste villa n’est pas son genre ; elle s’y est retrouvée après avoir répondu à une petite annonce. Deux hommes, un garde de nuit et un forestier, en ont la clé. Il plane sur le texte un climat légèrement inquiétant, un peu chabrolien, une menace presque érotique, poussée encore par deux images : celle de ces nénuphars en train de coloniser l’étang du parc, et celle du lierre en passe d’enserrer la respiration d’arbres centenaires. Au bord des choses, la femme (probablement instable, elle aussi) décide de nommer un merle en qui elle croit reconnaître jour après jour une sorte de fidélité – un compagnonnage.  » De sorte que, dans l’ennui de cette campagne luxueuse, j’ai maintenant un prénom à évoquer.  »

je ne vois pas du tout comme une tare d’avoir commencé tard, au contraire.

La nouvelle s’appelle Merlin ; travaillée par des forces cachées, elle est emblématique des formes de vie vives, complexes et bruissantes que Caroline Lamarche (Liège, 1955) peut mettre en place dans ses histoires. L’inconscient y joue souvent en sous-texte. Celle qui a commencé à publier sur le tard (à l’âge de 40 ans) aime d’ailleurs parler de l’écriture comme d’un appel organique, instinctif – quasi subliminal.  » Je ne voulais pas devenir écrivaine. Jusqu’à 40 ans, j’ai eu une vie onirique extraordinairement foisonnante et je m’en suis contentée : je notais et mettais mes rêves en forme jour après jour. Par ailleurs, j’avais l’une ou l’autre correspondance – c’était une époque où l’on s’écrivait encore : j’étais si soucieuse du mot juste et de transmettre ma pensée et mes émotions de manière exacte que, évidemment et sans m’en rendre compte, je faisais déjà de la littérature. Pour moi ça a été la véritable école. Mais je ne vois pas du tout comme une tare d’avoir commencé tard, au contraire. On a sa voix, à ce moment-là. On ne singe personne. On a retenu en soi longtemps, de sorte que quand ça vient, ça vient avec force et nécessité « , commence-t-elle, alors qu’on la rencontre dans un salon de la maison des littératures Passa Porta d’où Bruxelles se regarde – grouillante, grise, pressée.

Flannery O'Connor. Un modèle d'écrivaine pour Caroline Lamarche.
Flannery O’Connor. Un modèle d’écrivaine pour Caroline Lamarche.© Joseph De Casseres/GETTY IMAGES

De la brièveté

Celle qui occupe depuis plus de vingt ans une place discrète et singulière sur la scène littéraire francophone commencera par des poèmes  » venus de nuit « . Il y aura ensuite un premier recueil de nouvelles, J’ai cent ans, et l’éruptif et bref La Nuit l’après-midi, récit d’un rituel sadomasochiste qu’elle a à l’époque très peur de publier (d’abord édité en 1995 par les éditions Spengler, spécialisées dans la littérature érotique, il sera par la suite repris par Minuit).  » La Nuit l’après-midi, c’était évidemment un risque, un début traumatisant : ça passe ou ça casse.  » Le récit est remarqué. A l’époque, Caroline Lamarche est même invitée sur le plateau du Cercle de minuit, chez Laure Adler. Un an plus tard, un autre manuscrit est prêt.  » Un livre qui a été écrit assez rapidement au départ d’une émotion « animale » – ce qui, décidément, me suit.  » Il s’intitule Le Jour du chien ; c’est le livre qui la fera connaître. Publié en 1996 par Jerôme Lindon aux éditions de Minuit, le roman raconte la vision, par sept personnages successifs, d’un chien fou lâché à pleine vitesse sur une autoroute. Confronté à l’animal errant, chaque femme et chaque homme semblera surgir de sa mélancolie et renouer avec une forme de vitalité, ou de profondeur perdue. Le Jour du chien reçoit le prix Rossel la même année. Suivront notamment Carnets d’une soumise de province, en 2004. Et le troublant La Mémoire de l’air, en 2014.  » C’est le livre qui m’a fait émerger d’un vécu personnel, d’un drame qui arrive à beaucoup de femmes… Il a constitué un tournant très important dans ma vie, une sorte de rédemption personnelle. Sans lui, j’aurais peut-être cessé d’écrire.  »

Ecrivaine sans plan de carrière, Caroline Lamarche renoue aujourd’hui avec la nouvelle. Pour cette lectrice de Kafka, Tchekhov, la forme brève est son  » vrai lieu « . Très populaire dans le monde anglo-saxon, le genre, on le sait, n’est pas forcément vendeur à Paris.  » Mes éditeurs m’ont régulièrement fait cette injonction paradoxale :  » Vraiment, vous excellez dans la forme brève, mais les nouvelles, ça ne se vend pas : faites-nous plutôt un roman de 300 pages pour les prix !  » Ce dont je suis incapable… Mais, après tout, ces maîtres du style que sont Colette, Jane Rhys, André Pieyre de Mandiargues et, aujourd’hui, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Eric Vuillard, Eugène Savitzkaya n’ont jamais écrit de tels romans, que je sache… Moi, il me semble qu’on n’est jamais aussi pointus et aussi parfaits que dans des textes brefs. En tant que lectrice, je cherche l’exactitude, la musique, le côté incisif, économe : c’est ce que j’aime.  »

Nous sommes à la lisière, par Caroline Lamarche, Gallimard, 176 p. L'auteure sera présente à la Foire du livre de Bruxelles, le dimanche 17 février.
Nous sommes à la lisière, par Caroline Lamarche, Gallimard, 176 p. L’auteure sera présente à la Foire du livre de Bruxelles, le dimanche 17 février.

Le courage des oiseaux

Rue Gaston Gallimard, elle a retrouvé Guy Goffette, autre Belge à Paris, lui-même poète, écrivain et éditeur qui lui trouvera des airs de Flannery O’Connor et lui fera lire l’Anglaise géniale Jean Rhys. Une révélation. Le même qui, partageant son goût pour la forme brève, publie aujourd’hui Nous sommes à la lisière. Un pari risqué ? Peut-être. Reste que les neuf très belles histoires du recueil touchent à point nommé, discrètement mais idéalement, à une angoisse contemporaine. Un chat sert de messager libre entre deux amantes séparées, un jeune homme perdu promène un rat mort, un cheval emporte une fillette loin des adultes, un écureuil distrait une mère endeuillée : mettant en scène la rencontre de personnages (hommes et femmes en crise) avec des vies sauvages qui les environnent et les questionnent à bas bruit, elles font dans le même temps état d’une menace qui pèse dans un monde arrivé à un état limite. Où regarder les oiseaux s’accompagne désormais d’une inquiétude et d’une mélancolie.  » Je suis très préoccupée par la disparition de certaines espèces d’oiseaux. Leur vitalité, leur résilience dans un monde qui leur fait de moins en moins de place, me fascine – ils continuent à être dans la survie, la construction, la postérité.  » Dans ces nouvelles de taille variable, écrites parfois comme sous la dictée d’un léger futur proche, on observe une forme d’altération. Les êtres y sont placés à la lisière de quelque chose : désintégration ou transformation – psychologique et existentielle, donc, mais aussi, dans son versant plus engagé, environnementale.  » Je suis dans des associations de protection de la nature et des animaux depuis des années. Peu de gens le savent – mes éditeurs l’ignorent. Je pense que le fait de m’engager par ailleurs a précisément permis à tout cet imaginaire de prendre son temps et de venir dans l’écriture au bon moment, sans doute. C’est un peu le volet caché de mon engagement, le premier étant sur la page. Je n’ai jamais été une auteure à message.  »

Caroline Lamarche est une grande lectrice. Dans une nouvelle très ironique du recueil, une femme avoue n’avoir jamais pu terminer l’ Ulysse de James Joyce ; dans une autre, deux jeunes SDF passent leurs journées à lire Les Frères Karamazov.  » Il y a un âge pour découvrir certaines oeuvres, je pense. On ne peut pas exiger que tout le monde aime Proust à 20 ans, simplement je n’ai pas le snobisme de prétendre que j’ai lu facilement certaines grandes oeuvres. Il y a une liberté magnifique dans le champ de la littérature. Mais je suis attentive à l’écriture des femmes, je trouve qu’on les nomme trop peu. Dans mon parcours universitaire (NDLR :langues et lettres françaises etromanes), on ne m’a pas présenté une seule femme. Pas une. Dans mes lectures, j’essaie d’alterner livre de femme et livre d’homme.  » A Passa Porta, à Bruxelles, et au centre culturel des Chiroux, à Liège, Caroline Lamarche, qui vit entre les deux villes, anime régulièrement des ateliers de lecture ouverts à tous.  » Ce que nous vivons en tant que lecteur et lectrice, c’est que plus on lit, plus on s’assouplit, plus on devient plastique à la vie réelle. C’est une chose que je savais, mais que je constate : de fois en fois, je vois un assouplissement chez les gens qui reviennent aux ateliers. Et le développement d’une écoute mutuelle : il y a un affinement au contact de la littérature… Vous savez, je ne crois pas à la vie après la mort. Mais je dis souvent que pour moi la vie éternelle, c’est la littérature, car il faudrait 50 vies pour épuiser les livres qui vous touchent, qui vous interpellent, qui vous paraissent beaux. C’est sans fin. Ça donne beaucoup d’espoir dans la vie de manière générale.  »

La vie sauvage

Caroline lamarche lectrice

Les braves gens ne courent pas les rues

Par Flannery O’Connor, Folio.

 » Flannery O’Connor, je la place au sommet. Je l’ai lue très tôt. Peu de gens la connaissent, alors je leur dis que c’est la « Faulkner au féminin », même si je regrette d’avoir affaire à cette expression : tout le monde devrait connaître son nom. Elle est à la fois très lucide, donc très noire, et en même temps son écriture possède une lumière et un humour extraordinaires. Il suffit de voir le personnage de la grand-mère dans la nouvelle qui donne son nom au recueil : à la fois poignante et à mourir de rire. Pour elle, un nuage, un arbre, un animal ont autant de présence et autant d’impertinence que ses personnages.  »

La vie sauvage

Moi qui ai servi le roi d’Angleterre

Par Bohumil Hrabal, Robert Laffont.

 » Au lieu de prendre Kundera, que j’adore, je choisis Bohumil Hrabal, un autre auteur tchèque moins connu, et que j’adore tout autant. Le livre traverse l’histoire de la Tchécoslovaquie : ce moment de l’histoire du xxe siècle où on passe d’un régime à l’autre. Il y a donc une portée historique et politique à ce livre. Et puis, l’écriture est d’une beauté inouïe : sous les dehors très drôles et très élégants de la légèreté, on suit le parcours d’un jeune serveur dans un hôtel. Il est malin, sans scrupules et très aimé des femmes. Hrabal, c’est un ami des femmes : il a, à leur égard, une admiration et une empathie naturelle. La manière dont il parle des prostituées, c’est formidable.  »

La vie sauvage

L’Homme-jasmin

Par Unica Zürn, L’imaginaire Gallimard.

 » Unica Zürn, c’est une grande dessinatrice allemande très méconnue qui a vécu dans l’ombre de son compagnon Hans Bellmer (NDLR : artiste franco-allemand appartenant au surréalisme). Elle a écrit très peu de livres mais elle est immense pour moi. Elle est toujours pas très loin de moi quand j’écris. L’homme-jasmin porte sur son internement en psychiatrie – Zürn était schizophrène. C’est un livre tout à fait atypique, qui prend beaucoup de risques. On voit que, dans son malheur, sa souffrance et sa dépression, ce qui la sauve, c’est de regarder les autres femmes qui sont avec elles. On n’a pas vu ça chez Artaud, ou chez d’autres hospitalisés célèbres. C’est fascinant de curiosité, d’empathie, de lucidité. « 

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