La saga floydienne occupe une dizaine de salles, plus que pour l'expo David Bowie Is, organisée en 2013 dans le même musée. © DAVE J HOGAN/GETTY IMAGES

La vie en rose

L’exposition Pink Floyd au musée Victoria and Albert de Londres est à la hauteur de son titre Their Mortal Remains : elle retrace une exceptionnelle carrière marquée par le fantôme de Syd Barrett.

 » On s’est retrouvé dans cette salle de Croydon (près de Londres) et il y avait, ce soir-là, tous ces fantastiques bluesmen américains comme Howlin’Wolf… Ça a été un moment fondateur pour Syd comme pour moi. « Sur l’écran, Roger Waters raconte comment, au début des années 1960, la plus enracinée des musiques US constitue la grammaire esthétique des futurs Pink Floyd. Premier décalage si l’on considère le groupe anglais aux 250 millions de disques vendus comme ultime incarnation d’un rock  » planant « ,bobo seventies, et testeur pointu de stéréo. Voilà donc le pari de l’exposition tenue jusqu’en octobre au Victoria and Albert Museum de South Kensington : décrypter dans la nuance, les couleurs et le détail, l’histoire du groupe.

Le musée anglais a retenu les retombées de David Bowie Is, son expo de 2013 dont le retentissant succès – 330 000 visiteurs – a précédé une tournée mondiale, toujours en cours. Et affinant encore la façon dont on raconte une pop story en 2017 : à l’aide d’instruments muséaux classiques – objets, vitrines, pièces rares – combinés à la technologie actuelle, y compris 3D. Le pourvoyeur du récit audio qui accompagne la présente rétrospective – Sennheiser – est d’ailleurs le même que pour celle de Bowie : le casque donné au visiteur capte automatiquement le son de la zone traversée. La saga floydiennejouxte celle des bustes antiques dans un dédale d’une dizaine de salles plongées dans la pénombre, soit un espace plus généreux et plus travaillé que pour Bowie. Pour témoigner du parcours, Their Mortal Remains puise jusque dans l’enfance de Roger Waters, écolier à la Cambridgeshire High School For Boys. On peut ainsi voir la canne qui lui botte alors régulièrement les fesses ainsi que le relevé des coups portés ( ! ) et la justification des punitions : sa première raclée pour cause de bagarre, en 1959, lui rapporte six frappes ! L’oppression, l’aliénation, la rigueur imbécile d’une éducation brutale constitueront les ingrédients développés bien plus tard dans le futur album mythique The Wall, dont l’exposition reproduit une partie du mur ainsi que le personnage en poupée gonflable du headmaster sadique : l’un des moments spectaculaires de l’installation, qui donne le sentiment d’être à deux doigts du show.

Friction d’ego

Dans ce script de middle class anglaise, le cinquième Floyd – chronologiquement parlant – s’appelle David Gilmour et incarne d’abord la bohème sixties. La route est en partie tracée avec Syd Barrett, les deux faisant la manche en Espagne et en France au début des années 1960. Le beau gosse Gilmour fait son apparition dans l’expo via une courte archive en noir et blanc filmée alors qu’il a 19 ans : le frère ennemi de Waters est aussi le seul des trois survivants du groupe à avoir boudé le lancement de l’événement au musée londonien, comme si les vieilles rancoeurs refusaient de s’éteindre. L’expo évoque – modérément – les frictions d’ego mais ne peut échapper au cas Barrett, leader de facto d’une formation épousant le psychédélisme à l’anglaise, génie rapidement englouti par le LSD. Parmi les pièces rares, des lettres de Barrett adressées à une amoureuse, des dessins de sa main, des photos témoignant d’une audace bientôt anéantie.

Cette époque où Barrett évincé, début 1968, précède une mutation progressive vers un succès flagrant : le cinéma passe par-là, exhibé au Victoria & Albert dans une collection de posters et extraits de films devenus fameux comme More et LiveAt Pompeii, mais aussi des expériences oubliées comme The Committee, polar fantasque de 1968. Barrett évacué, le Floyd se trouve aussi privé de son principal challenge visuel : en scène, les Waters, Gilmour, Mason et Wright ne sont nullement spectaculaires et, d’ailleurs, après Ummagumma (1969), ils cesseront carrément d’apparaître sur la pochette de leurs disques.

Cochon flottant

Dès les débuts du groupe, il s’agit de mettre le son en spectacle : le musée londonien montre le projecteur utilisé aux shows floydiens de 1966 à 1968. La machine d’allure préhistorique annonce une suite plus grandiose où le design des albums se trouve immanquablement lié aux prestations scéniques. Dans cette entreprise de visualisation, l’acteur majeur s’appelle Storm Thorgerson : il a partagé les coups de canne avec Waters et Barrett à Cambridge, et est ami d’adolescence de Gilmour. Diplômé en anglais, philosophie, film et télévision, ce Britannique aux origines norvégiennes crée au sein de son studio Hipgnosis, dès 1967, une sorte de think thank au service du groupe. Avec son complice Aubrey Powell, Thorgerson conçoit une imagerie passant du psychédélisme pur jus – la pochette de A Saucerful of Secrets en 1968 – aux figures très  » île de Pâques stylisée  » du dernier véritable album du groupe (1), The Division Bell en 1994, présentées en grandeur nature au V&A.Celui-ci se baigne largement dans les trouvailles de Thorgerson (décédé en 2013) transmetteur d’idées parfois lancées par Waters et concepteur tutoyant un mélange d’hyperréalisme et d’onirisme. A partir de The Dark Side Of the Moon, paru en 1973, le style est définitivement scellé : le prisme dilatant la lumière dans un arc-en-ciel de couleurs devient un landmark, et entre les murs du musée, une bluffante animation 3D. Photos, plans et maquettes du travail d’Hipgnosis voisinent les arttefacts grandeur nature.

Manque toutefois le fameux cochon flottant, construit pour les besoins de la pochette d’Animals, etdont un film d’époque explique comment la truie gonflable de 12 mètres de long (photographiée en plein ciel devant la centrale électrique Battersea Power Station de Londres) a finalement libéré ses amarres pour atterrir dans un champ à quelques dizaines de kilomètres de là…

Si la période la plus créative du groupe est celle des années 1968-1975, l’exposition montre combien la démarche intellectuelle du groupe n’a cessé de façonner ses projets musicaux, y compris après que Waters a claqué la porte en 1985. Le V&A ne s’attarde par contre guère sur certains épisodes douteux – celui de Rick Wright viré puis réengagé comme simple musicien de session… -, mais fait néanmoins référence à l’anecdote d’un Johnny Rotten auditionnant pour les Sex Pistols à l’été 1975 vêtu d’un tee-shirt Pink Floyd, sur lequel il a rajouté au marqueur, un sanglant  » I hate « .Preuve ici d’une certaine distance humoristique avec le mythe…

(1) The Endless River, sorti en 2014, est un album largement recomposé d’enregistrements anciens.

Their Mortal Remains au Victoria and Albert Museum, à Londres, jusqu’au 1er octobre. www.vam.ac.uk

PAR PHILIPPE CORNET

Dès les débuts du groupe, il s’agit de mettre le son en spectacle

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