La vérité… si je mens

Un nouveau type de détecteur de mensonge a fait son apparition aux Etats-Unis. Fondé sur les dernières recherches en neurobiologie, il analyse les images cérébrales pour dépister le vrai et le faux. La science peut-elle réellement lire dans les pensées ? Cet ultime sanctuaire de l’intimité est en tout cas à sa portée.

« Aimez-vous la plage ?  » Oui, bien sûr.  » Regardez-vous souvent la télé ?  » Non, pas vraiment.  » Habitez-vous dans le Massachusetts ?  » Non.  » Avez-vous bu de l’alcool depuis un mois ? « . Heu… oui.  » Avez-vous déjà triché sur vos impôts ? « 

L’énorme scanner bourdonne comme un essaim d’abeilles autour de ma tête. L’infirmière de ce centre d’imagerie médicale américain m’a abandonné dans le tunnel de la machine, allongé, immobile, la tête coincée par une sorte de casque en plastique, un clavier posé sur le ventre. Pas très rassuré, je réponds, en pressant les touches  » oui  » ou  » non « , aux questions qui s’affichent sur un miroir placé devant mes yeux. Les unes, presque naïves, sont destinées à régler l’appareil tout en mettant le sujet en confiance ; d’autres, plus ambiguës, visent au contraire à le déstabiliser. J’ai la très désagréable impression d’être enterré vivant dans un cercueil de métal. Pris par une furieuse envie de me gratter le nez, je me demande si je ne vais pas utiliser le bouton  » panique  » prévu à cet effet. De l’autre côté des vitres, dans la salle de contrôle, un technicien imperturbable surveille l’écran de l’ordinateur où s’affichent les images de mon cerveau, censées révéler la sincérité de mes déclarations.

Voilà donc le nec plus ultra des détecteurs de mensonge : un procédé issu des laboratoires de neurologie américains, qui sonde les pensées des individus en analysant le fonctionnement de leurs neurones. Le rêve des policiers, des juges et des joueurs de poker. Aux Etats-Unis, deux sociétés privées commercialisent cette technologie censée reléguer aux oubliettes les antiques polygraphes et autres sérums de vérité : l’une basée en Californie, l’autre ici, dans la banlieue de Boston.

 » C’est un système auquel on ne peut rien cacher : le taux de fiabilité dépasse les 95 % « , affirme fièrement Steve Laken, fondateur et PDG de Cephos Corporation, un quadragénaire replet aux cheveux en brosse qui scrute l’âme de ses clients dans un centre d’imagerie médicale à Framingham (Massachusetts).  » Contrairement aux détecteurs de mensonge classiques, le sujet n’est pas face à un interrogateur, qui influence forcément la procédure. Ici, tout est entièrement automatisé : c’est l’ordinateur qui pose les questions et interprète les résultats en fonction de ce qui se passe dans le cerveau.  » L’examen coûte la bagatelle de 4 000 dollars et près d’une centaine de personnes auraient déjà eu recours aux services de Cephos depuis la fondation de la société, en 2004.  » Certains viennent de très loin, parfois même d’Europe « , assure l’homme d’affaires, qui travaillait auparavant dans le  » business de la génétique « , pour une société commercialisant des tests de prédisposition au cancer du côlon.  » Nos clients ne cherchent pas à accuser quelqu’un mais à prouver leur bonne foi. Il peut s’agir par exemple d’une épouse désirant prouver sa fidélité, d’un homme accusé d’inceste par son ex-femme, d’un chef d’entreprise en conflit avec son associé ou d’un détenu en liberté conditionnelle qui doit repasser devant le juge pour la fin de sa période probatoire. « 

La fin d’une boîte noire inviolable

La vérité peut-elle sortir du puits d’un scanner ? Existe-t-il une signature du mensonge dans le cerveau, aussi évidente que le nez de Pinocchio qui s’allonge ? Une machine peut-elle vraiment lire dans la pensée ? Ces questions ne relèvent plus de la science-fiction, car désormais notre organe le plus intime, le cerveau, n’est plus une boîte noire inviolable. Apparus dans les années 1980, les appareils d’imagerie par résonance magnétique nucléaire (RMN), les scanners à rayon X et autres caméras à positrons ont révolutionné la neurobiologie en donnant accès à l’intérieur du cerveau en action. En mesurant les flux de molécules d’eau dans la matière grise, ils permettent d’observer les différentes zones qui s’activent lorsqu’on accomplit telle ou telle tâche mentale. Depuis deux décennies, les chercheurs du monde entier ont entrepris de cartographier les réseaux de neurones impliqués dans des quantités d’états mentaux ou de comportements comme la peur, l’empathie, la compréhension du langage, la jalousie, la timidité, l’attachement maternel ou le mensonge. Ces recherches commencent aujourd’hui à franchir les murs des hôpitaux et des laboratoires pour s’immiscer dans la société et font désormais l’objet de commerce. Les économistes, les publicitaires ou les magistrats sont de plus en plus nombreux à s’y intéresser. Avec des conséquences loin d’être anecdotiques : en Inde, pour la première fois au monde, une femme a ainsi été condamnée pour meurtre, en juin 2008, sur la base des résultats d’un détecteur de mensonge neurologique.

Deux systèmes de détection cérébrale du mensonge sont apparus ces dernières années aux Etats-Unis : l’un utilise l’électroencéphalogramme (des électrodes appliquées sur le cuir chevelu), l’autre l’imagerie cérébrale par RMN. Le premier, baptisé  » empreinte cérébrale « , est issu de travaux menés dans les années 1980 par Lawrence Farwell. Cet ancien neurobiologiste de l’université Harvard dirige aujourd’hui la société Brain Fingerprinting, qui commercialise des  » tests de vérité  » pour des affaires judiciaires ou privées, mais aussi pour les annonceurs qui souhaitent vérifier ce que les consommateurs retiennent d’une publicité. Comment ? Le procédé est fondé sur l’idée que le cerveau traite différemment les informations auxquelles il a déjà été exposé et celles qu’il ne connaît pas. Il consiste à enregistrer via un électroencéphalogramme les réactions spontanées d’un sujet à qui on présente des images ou des mots défilant rapidement sur un écran d’ordinateur. Farwell aurait ainsi identifié un signal de reconnaissance spécifique qui se déclenche dans le cerveau lorsqu’une de ces images évoque un souvenir familier. Ce qui permet de savoir par exemple si un suspect ou un témoin a une connaissance  » vécue  » d’un objet, d’une scène de crime ou d’un visage. Contestée par certains scientifiques, qui mettent en doute le degré d’efficacité de la méthode (99 %, selon son inventeur), l’empreinte cérébrale n’en a pas moins été acceptée par les juges de l’Etat de l’Iowa comme une  » preuve scientifique « , admissible au même titre que les empreintes digitales ou génétiques. Ce qui n’est pas le cas des bons vieux détecteurs de mensonge, les polygraphes, censés mesurer le degré de stress de la personne interrogée (voir l’encadré page suivante). En 2001, le tribunal de la ville de Des Moines a ainsi accepté de rejuger, sur la base des résultats d’un test d’empreinte cérébrale, un homme condamné à perpétuité pour un meurtre qu’il niait avoir commis. L’intéressé, Terry Harrington, a finalement été libéré deux ans plus tard. Sélectionné par le magazine Time parmi les  » 100 innovateurs qui pourraient être les Picasso ou les Einstein du xxie siècle « , Farwell a reçu un financement de 1 million de dollars de la CIA pour poursuivre ses recherches et a embauché dans son entreprise un ancien responsable de l’unité antiterroriste du FBI, Drew Richardson.

Cependant, aucun accusé n’a jamais été condamné aux Etats-Unis sur la base de ce test. Mais le pas a été franchi en Inde, où Farwell a fait des émules. Sa méthode est en effet commercialisée sous la marque BEOS (Brain Electrical Oscillations Signature Test) par un ancien directeur du département de psychologie de l’Institut national de la santé à Bangalore, Champadi Raman. Celui-ci a réussi à faire adopter la technique par les autorités judiciaires de deux Etats, le Maharashtra et le Gujerat, où 75 suspects et témoins ont déjà subi le test. C’est ainsi que Aditi Sharma, une jeune femme accusée d’avoir assassiné son ancien petit ami en lui faisant manger un hamburger fourré à l’arsenic, a été condamnée à perpétuité le 12 juin 2008 par le juge de la ville de Pune (Maharashrata). Le magistrat a considéré que les résultats du test montraient que la suspecte avait une  » connaissance expérimentale  » de certains détails du crime que seul le tueur pouvait avoir. L’intéressée, qui s’était prêtée de bonne grâce au test ordonné par le procureur, continue depuis de clamer son innocence derrière les barreaux.

La deuxième méthode de détection de la mauvaise foi dans le cerveau n’utilise pas l’électroencéphalogramme mais les appareils d’imagerie par RMN – c’est celle adoptée par la société Cephos que nous avons testée. Elle a été mise au point à partir d’études menées en 2000 à l’université de Pennsylvanie par l’équipe du neurobiologiste Daniel Langleben. Celui-ci a conçu une expérience où il demandait à des volontaires de piocher dans un jeu de cartes et de retenir une figure. Installés dans le scanner, ils avaient ensuite pour consigne de mentir sur la carte choisie quand on leur faisait défiler le jeu devant les yeux. Le chercheur a constaté ainsi que plusieurs régions du cortex (une derrière le front, deux sur les côtés et deux autres à l’arrière, dans la région pariétale) sont plus actives quand les sujets mentent que quand ils disent la vérité. Ce n’est pas le mensonge lui-même que la machine détecterait, mais l’effort de réflexion imposé au cerveau, qui doit se souvenir non pas d’une mais de deux informations contradictoires : la vérité elle-même et sa version travestie.

En août 2008, un comité du Conseil national de la recherche, à Washington, a estimé que les scanners cérébraux pourraient éventuellement aider à l' » acquisition de renseignements auprès de combattants ennemis et à la surveillance des suspects de terrorisme aux points de contrôle « . Pourtant, aucun tribunal américain n’a pour l’instant reconnu la validité de ce procédé comme élément de preuve dans les affaires criminelles, contrairement à l’empreinte neuronale.  » La technique est très récente et l’occasion ne saurait tarder, plaide Steve Laken, PDG de Cephos. Nous avons parmi notre clientèle plusieurs cas intéressants de personnes qui doivent passer en justice d’ici à quelques mois et j’ai bon espoir de voir les juges franchir le pas.  » Le businessman du mensonge a de bonnes raisons d’être optimiste : depuis quelques années, les scanners sont de plus en plus souvent évoqués par les avocats américains lors de procès civils ou pénaux pour tenter de prouver, par exemple, que leur client est atteint d’une anomalie cérébrale qui l’empêche de se contrôler ou encore pour demander des dommages et intérêts à la suite d’accidents.

De nombreux spécialistes restent pourtant dubitatifs quant à l’efficacité de ces nouveaux systèmes de contrôle de la sincérité. C’est le cas de la neurologue Nancy Kanwisher, qui dirige une équipe de chercheurs réputée au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston. C’est elle qui, en 1997, a découvert que, contrairement au dogme en vigueur jusque-là, les souvenirs ne sont pas stockés de manière uniforme dans le cerveau mais classés selon la nature des concepts auxquels ils se réfèrent : il existe ainsi une région spécialisée dans le traitement des visages, une autre qui ne s’active que pour la mémorisation des lieux, une autre enfin qui ne s’intéresse qu’à l’évocation des parties du corps.  » Les études scientifiques sur lesquelles sont fondés ces prétendus détecteurs n’ont pas grand-chose à voir avec le mensonge, explique-t-elle, car elles ont été menées dans des conditions sans rapport avec la vie réelle. Demander à des volontaires de donner une fausse réponse à une question n’a rien à voir avec affronter un jury en cour d’assises. Quant aux pourcentages de fiabilité faramineux avancés par leurs promoteurs, ils sont totalement farfelus ! Il faudrait, pour les évaluer scientifiquement, trouver des personnes, dont la culpabilité n’a pas été déterminée, qui acceptent de passer le test et dont l’innocence ou la culpabilité peut être prouvée par d’autres moyens par la suite. On en est loin.  » Il faut également souligner que ces examens d’imagerie cérébrale demandent une entière collaboration du sujet : il suffit de cligner les yeux, de bouger la langue à l’intérieur de la bouche ou de faire des opérations de calcul mental pour fausser les résultats…

Pourtant, l’art de déceler la fourberie en sondant l’intérieur des boîtes crâniennes n’en est qu’à ses balbutiements. Qu’on le veuille ou non, les progrès fulgurants des neurosciences ont rendu tout à fait crédible l’idée qu’il soit possible de lire les pensées d’un individu en l’enfournant dans un scanner. On peut aujourd’hui extraire du cerveau des informations comme la langue maternelle (localisée dans le sillon temporal supérieur) et celles apprises plus tard (qui activent d’autres zones du cerveau), voire des souvenirs inconscients ! Des chercheurs de la Northwestern University viennent de publier les résultats d’une expérience montrant qu’il existe une  » signature  » caractéristique des images subliminales captées par le cerveau à l’insu du sujet. En l’occurrence, une onde cérébrale qui se déclenche lorsqu’une personne reconnaît un cliché qu’on lui a auparavant projeté trop rapidement pour qu’elle puisse l’enregistrer de façon consciente.

Plus fort encore : les scientifiques sont désormais capables de décoder, à partir de son activité cérébrale, ce que voit réellement la personne allongée dans le scanner. En mars 2008, une équipe de neurologues de l’université de Californie à Berkeley, dirigée par John Gallant, a réussi à identifier les images regardées par un sujet parmi un jeu de photos qu’on lui avait présenté auparavant, dans une phase d’apprentissage. Les données captées par l’appareil sont traitées par un programme informatique qui en extrait la seule activité visuelle et reconstitue sommairement les contours de l’objet figurant sur le cliché. Cette performance a même été améliorée par des Japonais du laboratoire de neurosciences de Kyoto, qui sont parvenus à décoder directement l’information visuelle – en l’occurrence, des dessins géométriques en forme de lettres – sans passer au préalable par la phase d’apprentissage.  » En théorie, il devrait être possible de décrypter de la même façon des formes non pas vues, mais imaginées par le sujet « , affirme le responsable de l’expérience, Yukiyasu Kamitami. Ce qui est valable pour l’image l’est aussi pour le son : des chercheurs néerlandais de l’université de Maastricht ont de leur côté mis au point un procédé permettant de lire directement dans le cerveau les voix entendues par une personne et de reconnaître également qui parle, en fonction de l’empreinte neuronale que le locuteur laisse dans le cortex auditif de celui qui écoute…

Faut-il s’inquiéter de ces prouesses technologiques ? Les spécialistes eux-mêmes s’interrogent. En 2002, un groupe de neurobiologistes, de médecins et de philosophes s’est réuni à l’initiative de l’université Stanford, en Californie, pour réfléchir aux enjeux sociaux et aux questions morales soulevées par l’application des neurosciences. Cette conférence a donné naissance à une nouvelle discipline, la neuroéthique, et à une société savante, la Neuroethic Society (NS), qui tenait en novembre dernier sa première assemblée générale à Washington.  » Notre but est non pas de remettre en question les recherches sur le cerveau, mais d’éviter leur usage inapproprié ou prématuré, notamment commercial, explique Turhan Canli, professeur de psychologie à la Stony Brook University, dans l’Etat de New York, et membre du comité directeur de la NS. Les employeurs peuvent-ils utiliser les scanners pour sélectionner leur personnel ? A-t-on le droit d’utiliser ces technologies pour influencer ou assujettir un individu, ou encore pour améliorer sa mémoire ou son intelligence ? Quel degré de confidentialité doit-on imposer ? Il est grand temps d’instituer un débat entre scientifiques et citoyens sur ces questions.  » Un chantier d’autant plus urgent que, en donnant accès au fonctionnement de la pensée, les neurosciences ont commencé à remettre en question la notion même d’individu. Dans un monde où les technologies de surveillance ne cessent de s’étendre et de s’affiner, le cerveau constituait jusque-là le dernier espace d’intimité, le creuset de l’identité personnelle et du libre arbitre. Ce sanctuaire, désormais, n’est plus inviolable. La boîte de Pandore est entrouverte, et personne ne peut prévoir ce qui va en sortir.

gilbert charles

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