La valeur d’une vie

Débile profond, sourd-muet, presque aveugle et cardiaque, Nicolas Perruche, bientôt 20 ans, vit en institution. Il n’aurait pas dû naître : sa mère, qui craignait d’avoir contracté la rubéole en début de grossesse, avait souhaité interrompre celle-ci si les tests sanguins confirmaient le pronostic. Ils furent négatifs. Mais erronnés.

L’affaire, qui se déroule en France, fait grand bruit et pour cause : à l’issue d’une longue saga judiciaire, les parents de Nicolas ont obtenu, au nom de leur enfant, que celui-ci soit indemnisé pour être né handicapé suite à une erreur de diagnostic prénatal. C’est la cour de cassation elle-même qui leur a donné raison avec le célèbre « arrêt Perruche », de novembre 2000. Célèbre mais déjà condamné ? Le tollé suscité par l’affaire (et le fait qu’une décision similaire a récemment donné raison à un trisomique) a poussé le gouvernement français à préparer, avec une célérité inhabituelle, une loi interdisant cette cause d’indemnisation. Elle fait l’objet d’un vif débat chez nos voisins en ce moment, où certains médecins ont d’ailleurs fait la grève des échographies.

Le débat trouve une résonance particulière en Belgique, où les matières éthiques ont occupé, ces derniers temps, une part importante de la scène publique. Une proposition de loi visant à interdire un « arrêt Perruche » chez nous est d’ailleurs déjà déposée… Mais une telle interdiction, si elle a pour but d’éviter une hypothétique inflation de recours d’enfants handicapés contre les médecins, ne supprimera cependant pas les innombrables questions que pose ce douloureux dossier.

En effet, les parents d’un handicapé peuvent déjà, actuellement, obtenir en leur nom propre une indemnisation s’il est prouvé qu’une faute médicale les a empêchés d’interrompre la grossesse. L’originalité de l’arrêt Perruche -la faille ?- tient dans le fait que, cette fois, c’est l’enfant qui a obtenu l’indemnisation. D’où cette question capitale : la vie peut-elle être, en droit, considérée comme un préjudice et être susceptible, dès lors, d’une réparation ? Les meilleurs juristes ont tiré des conclusions aussi passionnantes que …contradictoires.

Pour indispensables que soient leurs réponses, celles-ci ne pourront pas pour autant nous dispenser d’une double réflexion, l’une sur la médecine et ce que nous lui demandons, l’autre sur l’accueil que nous faisons aux handicapés. Sous cet angle, l’arrêt Perruche n’est pas aussi diabolique que ses opposants l’affirment.

1. Les médecins se sont montrés les plus virulents contre cet arrêt car ils l’ont ressenti comme une obligation d’infaillibilité. Ils ont tort : il n’est pas anormal de demander à un professionnel d’assumer les conséquences d’une faute prouvée. En revanche, vu la particularité de leur profession et les enjeux humains -la médecine est un art de guérir, pas une science-, ils ont raison de souligner les risques de dérives : multiplication excessive des examens à titre préventif, hausse impayable des primes d’assurances, procès systématiques « à l’américaine »…

Il est impérieux, dès lors, de mettre en place un système efficace d’indemnisation des victimes d’erreurs médicales qui freinerait le recours abusif aux tribunaux tout en ne déresponsabilisant pas le corps médical. L’idée d’un fonds financé par la collectivité est l’une des pistes évoquées en Belgique.

2. De nombreux parents d’handicapés ont été choqués par l’arrêt Perruche. Eux qui se dévouent sans compter à l’éducation d’un enfant « différent » ont vu, dans la décision de justice, la négation de leur combat au quotidien. C’est une réaction compréhensible. Mais elle mérite davantage de nuances. D’abord, parce que l’arrêt ne désavoue personne, et certainement pas tous ceux qui savent, pour vivre avec eux jour après jour, qu’un sourire ou un geste presque imperceptibles d’un handicapé peuvent récompenser des années d’efforts et de souffrances. Ensuite, parce que cet arrêt n’est pas eugéniste, comme parfois affirmé. Osons la question : à quoi sert une échographie prénatale sinon à diagnostiquer, notamment, un handicap du futur bébé ? Et, donc, permettre aux parents de prendre, le cas échéant, une décision qui sera, de toute manière, bouleversante ? Ce débat-là, cent fois refait tant en France qu’en Belgique, ne relève pas de l’arrêt Perruche mais des lois sur l’interruption de grossesse. Ce qui ne l’empêche pas de poser, c’est un fait, de graves questions sur le mythe de l’enfant parfait…

Enfin, on oublie trop souvent que la motivation première des parents Perruche était de garantir à leur enfant la prise en charge par la société des frais relatifs à son placement, surtout après leur décès. Or ce problème est d’autant plus cruel qu’il est aussi fréquent qu’ignoré, pour ne pas dire nié.

Indépendamment des suites législatives qui lui seront réservées, l’arrêt aura donc au moins eu le mérite de nous interpeller sur la place que nous accordons aux handicapés dans notre société. Ou, plutôt, que nous leur réservons, tant celle-ci paraît bien chiche au delà d’une compassion souvent hypocrite.

Que les handicapés soient la mauvaise conscience d’un monde accro aux futilités des modes du moment est une évidence. Que notre propension à parler de malvoyants, de malentendants ou de personnes à mobilité réduite témoigne de notre difficulté à les regarder en face est tout aussi clair. Que les réponses tranchées sur l’arrêt Perruche permettent de masquer nos propres malaises face des situations où la vérité de l’un n’est pas celle de l’autre est toujours plausible. Mais il est inadmissible qu’une collectivité ait besoin des services-clubs, des opérations 48.81.00 et autres coups de pouce privés pour (insuffisamment) répondre aux besoins spécifiques de ceux qui ont tiré le mauvais numéro. L’arrêt Perruche aurait-il existé si Nicolas avait pu grandir dans un monde qui lui aurait assuré à la fois une reconnaissance sociale et une sécurité d’existence décente ?

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