La très sale guerre

Bien qu’elle n’atteigne pas ses objectifs, l’offensive israélienne aura des conséquences incalculables. Le gouvernement Sharon renforce son aile droite et la diplomatie semble impuissante

« Le piège de Jénine »: faute de pouvoir envoyer leurs reporters sur place (l’interdiction de travailler dans les zones palestiniennes conquises vaut également pour les journalistes israéliens), les grands journaux de l’Etat hébreu ne savent plus comment décrire les ruelles du camp de réfugiés de la ville « d’où suintent la mort et le sang ». Considérée comme le bastion du Jihad islamique, la ville de Jénine proprement dite ( voir la carte p.44) a été conquise aussi rapidement que d’autres villes de Cisjordanie comme Tulkarem, Bethléem et Ramallah. Mais son camp de réfugiés, où 15 000 personnes s’entassent sur une superficie de quelques kilomètres carrés, s’est rapidement transformé en cauchemar pour les unités spéciales de Tsahal (l’armée israélienne), qui ne s’attendaient pas à y rencontrer une résistance aussi acharnée.

Avant le déclenchement de l’opération « Rempart de protection », le 29 mars, les combattants palestiniens dirigés par Mahmoud Noursi Tawalhbeh avaient pourtant annoncé qu’ils piégeraient toutes les ruelles de la ville, y compris des blocs de maisons et des mosquées. Les stratèges de Tsahal ne les ont pas crus. Ou, du moins, ils n’ont pas pris ces menaces très au sérieux, puisque la plus grande partie de l’armement palestinien est artisanal: des grenades fabriquées vaille que vaille dans les laboratoires clandestins mal équipés, des copies d’armes américaines, etc.

Après dix jours de combats ininterrompus au cours desquels Tsahal les a bombardés avec des hélicoptères de combat et encerclés avec ses chars (des dizaines de maisons du camp ont été rasées pour les laisser passer), les combattants de Tawalhbeh qui ont survécu se sont rassemblés dans un quadrilatère d’environ 70 mètres sur 70. Mais l’armée israélienne l’a payé très cher puisque 22 de ses soldats sont morts et plusieurs dizaines d’autres ont été blessés à Jénine depuis le déclenchement de l’invasion de la ville. Quant aux Palestiniens, ils ont perdu au moins 128 combattants, auxquels s’ajoutent un nombre indéterminé de civils, dont les corps en décomposition sur les trottoirs ne peuvent être évacués, faute d’un accord entre Tsahal et les hommes de Tawalhlbeh, dont 250 se sont néanmoins rendus, mercredi matin, après la mort de leur chef.

« Une tragique erreur »

Quelle que soit son issue – à terme, la conquête du camp par Israël ne fait aucun doute – la bataille de Jénine entrera probablement dans les manuels comme un fait d’armes marquant de l’histoire palestinienne. Mais, en attendant, la brutalité avec laquelle Tsahal a attaqué la ville en privant ses habitants d’eau et d’électricité durant plus de dix jours et en les plaçant sous couvre-feu comme dans les autres zones conquises, risque d’avoir des répercussions internationales majeures pour l’Etat hébreu.

A Jérusalem, le ministre des Affaires étrangères Shimon Peres, qui lance, pour un montant de 30 millions de dollars partiellement financé par des organisations juives américaines, une « campagne internationale d’explication sur ce qui s’est passé à Jénine », ne cache pas qu’il redoute un refroidissement des relations avec les Etats-Unis. Parce que le président Georges Bush a exigé à trois reprises – et de manière non équivoque – le retrait immédiat de Tsahal de toutes les zones occupées, et parce qu’Ariel Sharon tarde à appliquer cette injonction même si l’armée s’est retirée lundi 8 avril au soir du centre de Tulkarem et de Kalkilya.

Certes, l’Etat hébreu ne peut prendre le risque d’une brouille majeure avec son principal allié. Mais sa diplomatie n’hésite pas à affirmer, comme elle le fait actuellement, que « même les meilleurs amis du monde peuvent avoir des différends ». En outre, Sharon présente comme « une tragique erreur » la volonté affichée du secrétaire d’Etat américain Colin Powell, attendu en Israël ce vendredi, de rencontrer Yasser Arafat, toujours enfermé dans les ruines de sa « Moukhata », le complexe peésidentiel de Ramallah. Quant au chef de l’état-major israélien Chaoul Mofhaz, qui abandonnera ses fonctions dans deux mois pour entrer dans la vie politique, il dénonce le fait que l’opération « Rempart de protection » soit, selon lui, « ralentie par des pressions extérieures ».

S’adressant à la population israélienne à plusieurs reprises durant la semaine écoulée, le Premier ministre israélien a pourtant affirmé que « Tsahal continuera à travailler comme prévu ». Mais la réalité est différente. En fait, l’invasion de la bande de Gaza, qui devait suivre celle de la Cisjordanie, a été reportée à « plus tard ». En outre, les incursions prévues à Hébron et à Jéricho n’ont pas eu lieu. Enfin, Tsahal a commencé à préparer dès mercredi son retrait de Bethléem, quitte à lever le siège de l’église de la Nativité, où 150 combattants palestiniens sont toujours enfermés avec des responsables du Fatah, des hauts fonctionnaires de la défunte Autorité palestinienne (AP), ainsi qu’une quarantaine de prêtres et de religieuses catholiques, orthodoxes grecs et orthodoxes arméniens.

Selon plusieurs diplomates européens basés à Tel-Aviv, Israël craint également les suites de la réunion des ministres des Affaires étrangères des Quinze qui devraient, le 15 avril, étudier la possibilité de prendre des sanctions économiques contre l’Etat hébreu. A ce propos, les médias locaux focalisent à nouveau leur attention sur Louis Michel, qu’ils présentent comme « le ministre le plus anti-israélien ». Dans un article publié le mercredi 10 avril, le quotidien Yediot Aharonot a d’ailleurs révélé le contenu d’un rapport adressé par l’ambassade d’Israël en Belgique au siège du ministère des Affaires étrangères à Jérusalem, selon lequel Michel aurait envisagé en privé de rappeler à Bruxelles l’ambassadeur de Belgique à Tel-Aviv, Wilfried Geens.

Présentée comme « déséquilibrée », la position des Quinze – et plus spécifiquement celle de la Belgique – à l’égard de l’opération « Rempart de protection » suscite de nombreux commentaires dans la presse israéliennes, dont les chroniqueurs mélangent – volontairement ou non – les prises de position politiques de l’Union européenne et les attaques de synagogues perpétrées en France et en Belgique.

Des cafards dans un bocal

A Tel-Aviv, à Jérusalem ou à Ramallah, les commentateurs n’attendent en tout cas pas grand-chose des éventuelles menaces européennes, tout comme ils ne croient pas à la mission de bons offices entamée par le secrétaire d’Etat américain. En fait, tout porte à croire que l’opération « Rempart de protection » reprendra de plus belle lorsque Colin Powell sera rentré aux Etats-Unis, puisque Sharon a « renforcé » sa majorité en offrant un maroquin de ministre sans portefeuille à David Levy, leader du petit de droite « Gescher », et deux autres aux représentants au « Mafdal », le parti national-religueux dont le nouveau leader Efie Eytam décrit les Palestiniens comme « des cafards s’agitant dans un bocal ».

Pour les Israéliens (dont 72 % approuvent l’entrée de Tsahal en Cisjordanie), l’attentat-suicide du mercredi matin 10 avril dans l’autobus n° 960 assurant la ligne régulière Haïfa-Jérusalem (9 morts dont le terroriste, 30 blessés) constitue en tout cas une « preuve » que l’armée n’aurait pas dû se retirer de Tulkarem et de Kalkilya. « Venez voir ce qui s’est passé ici! » hurlait au micro de Kol Israël (la radio publique), l’employé de bureau Motti Cohen, qui venait d’échapper à la mort dans l’autobus soufflé par l’explosion. « Il y a du sang et des corps déchiquetés partout. On ne doit pas laisser les Palestiniens poursuivre leurs tueries. Il faut rentrer dans toutes leurs villes et continuer à les nettoyer! Si Colin Powell et les Européens aiment tant les Arabes, qu’ils viennent se faire tuer à notre place! »

Serge Dumont

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