Nina Allan, sélectionnée pour les prix Femina et Médicis étrangers avec La Fracture. © Philippe Matsas

La traversée des apparences

Depuis l’île de Bute, en Ecosse, Nina Allan invente des histoires obsédées par le temps, la mémoire et l’existence de mondes parallèles. Dans La Fracture, une adolescente disparaît pendant 20 ans, avant de revenir. Un roman mystérieux et perturbant, qui appelle déjà à la relecture.

 » Je suis une écrivaine qui a besoin de routine. Plus égale est ma vie quotidienne, plus il m’est facile de travailler. Je ne peux pas écrire dans le dérangement et la perturbation. Vous savez, Ruth Rendell ( NDLR : auteure de romans policiers) aimait raconter qu’elle mangeait le même repas tous les jours pour éviter la dispersion de son esprit. Je n’en suis pas là, mais j’aime ne pas avoir à me soucier de ce qui va arriver dans la journée, donc je fais en sorte que rien ne s’y passe – rien, excepté l’écriture.  » L’événement qui a poussé Nina Allan à rompre la monotonie apparente des jours pour grimper dans un avion s’appelle la rentrée littéraire. La Fracture, son deuxième roman à paraître en traduction française aux éditions Tristram après une série de recueils de nouvelles jusqu’ici plutôt étiquetés SF, pourrait bien être le livre du tournant pour la Britannique – ce que prouve encore sa sélection pour les prix Femina et Médicis étrangers.

Je suis obsédée par l’écriture comme endroit où fixer les choses pour m’assurer qu’elles ont existé.

Autre planète

Il y a trois ans, Nina Allan a quitté Londres pour Bute, une petite île au large de Glasgow, qui compte 7 000 habitants. L’auteure de Complications et de La Course y partage sa vie avec le romancier Christopher Priest (écrivain de fantasy multiprimé, auteur notamment de Le Prestige) –  » Je suis à l’étage et Christopher, à la cave ; nous pouvons passer des heures sans nous voir, et il nous arrive même de nous envoyer des e-mails dans la journée. Notre relation est un soutien pour la création.  » Une maison cernée par les lochs, les forêts silencieuses et les moutons, qu’occupent deux écrivains aux imaginaires fous : un scénario parfait, qui semble avoir trouvé son cadre.  » Je me sens influencée de toutes parts par cet environnement. En trois ans, le volume d’inspiration que j’ai déjà pu engranger est énorme. A certains endroits de l’île, il est très facile d’imaginer le décor d’une autre planète.  » Et de citer l’un de ses maîtres écossais, l’illusionniste Alasdair Gray –  » son roman Lanark est pour moi un chef-d’oeuvre et une inspiration constante pour la manière libre et très naturelle avec laquelle il entremêle quotidien et fantastique.  »

La Fracture s’ouvre à la Twin Peaks : en 1994, à Manchester, Julie Rouane, 17 ans, sort de chez elle pour ne plus revenir. Sans indices, l’enquête est abandonnée après quelques mois. Alors que sa soeur Selena et sa mère tentent de se reconstruire dans un monde qui continue sans elle, son père, persuadé qu’elle est toujours en vie, prend le parti d’explorer toutes les pistes possibles. Vingt ans plus tard, Julie refait surface à l’improviste dans la vie de Selena, qui la croyait morte. Un retour soudain et inconcevable, qui rappelle un peu celui que mettait en scène le Picnic at Hanging Rock de Peter Weir (1975) – le film est cité dans le livre. Là où n’importe quel page turner emmènerait son lecteur sur le chemin d’une résolution, Allan soigne et, même, approfondit le trouble, travaillant à rendre le retour de l’héroïne peut-être plus inquiétant, et violent, que sa disparition initiale.

La Fracture, de Nina Allan, éd. Tristram, traduit de l'anglais par Bernard Sigaud, 403 p.
La Fracture, de Nina Allan, éd. Tristram, traduit de l’anglais par Bernard Sigaud, 403 p.

Principalement conduit par Selena, le processus d’élucidation au coeur du roman use de fils narratifs multiples : changement de focale et de sources, intervention d’histoires parallèles dans l’histoire. En cela, Nina Allan n’a pas perdu son ADN. Bien plus que chez d’autres nouvellistes, les histoires de ses recueils ont toujours entretenu des connexions étroites et des liens souterrains, travaillant par ce que l’auteure aime appeler des  » cycles « . Mais les contours solides et familiers du roman psychologico-policier constituent peut-être aujourd’hui un véhicule plus accessible à ses obsessions. Parmi elles : l’existence de mondes parallèles, la faillibilité de la mémoire et surtout un déroulement questionnable de la chronologie. Sur ce dernier point, on ne compte plus les occurrences des motifs de l’horloge et de la montre chez celle qui a étudié la littérature russe à l’université.  » Depuis que je suis enfant, j’ai une hypersensibilité au temps qui passe, à ce qui se termine peut-être. Je me rappelle, à 7 ans, être dans le jardin et prendre très précisément conscience que les choses ne seraient plus les mêmes un mois plus tard, ou l’été prochain. Dans son autobiographie Autres rivages, Nabokov appelle ça  » chronophobie  » ou peur du temps. Je suis obsédée par l’écriture comme endroit où fixer les choses pour m’assurer qu’elles ont existé, ou juste avant qu’elles ne disparaissent.  »

Question de genre

Métaphore d’un deuil qui ne passe pas, approche symbolique d’un trauma, versions alternatives de la réalité, théorie des trous noirs, mise au jour de l’existence d’un autre monde en miroir… : La Fracture choisit de ne pas donner une vision univoque. Par un mécanisme soigné, le lecteur est invité à faire activement partie du livre, pour compléter un tableau plein de mystères.  » Le mystère est une denrée précieuse en fiction. Plus que tout, j’aime l’idée d’histoires à propos desquelles on a le sentiment qu’elles débordent les limites d’un livre.  » Ne pas se contenter du réel mais considérer ses au-delà et contrefaçons possibles : adolescente, Nina Allan se souvient du moment où elle a choisi ceux qui deviendraient  » ses  » écrivains – ils s’appelaient H.G. Wells, Jules Verne, J.G. Ballard.  » La science-fiction est ce que j’écris et ce que je pense comme écrivaine. La littérature que vous appelez « de genre » s’accorde depuis toujours à la manière particulière dont je vois le monde. Je le vois comme un endroit extraordinaire ; pour moi, la vie est plus étrange que la fiction, et la science-fiction accomplit cette promesse : elle est et a toujours été une littérature radicale qui cherche à renverser les affirmations confortables à propos de ce qui est. Il ne s’agit plus de tuer des aliens, de la prise de contrôle d’une autre planète ou de fusées qui explosent en vol comme dans une certaine version  » mâle américaine  » des années 1950-1970. Aujourd’hui, les outils de la SF sont de plus en plus utilisés par les femmes, et ils m’apparaissent les plus appropriés pour décrire les circonstances actuelles de notre monde et de notre planète : comment faire face aux changements climatiques, aux crises politiques, et à toutes ces incertitudes qui concernent le futur.  »

Elément perturbateur aux états traditionnels du roman, cette approche vaste et inclusive de la SF est une greffe qui prend parfaitement dans La Fracture. Pour Allan, son influence est d’ailleurs encore là au moment de redéfinir le geste de la littérature.  » Vous savez, j’adore les séries télé : Stranger Things, The OA, Breaking Bad, et je pense que les Soprano est un chef-d’oeuvre. Mais la lecture vous donne une expérience qu’aucune autre forme ne peut vous donner ; c’est une relation privée, intime entre l’écrivain et le lecteur. C’est la forme de fantasme la plus simple qui soit : quand vous êtes seul avec le livre, vous ouvrez une porte vers un autre monde, vous pénétrez une machine à explorer le temps. Il y a quelque chose de merveilleux, et de merveilleusement simple dans cette idée.  » La lecture comme instrument du futur.

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