Une monumentale scénographie qui occupe quatre étages sur une hauteur de 14 mètres. © kurt van der elst-kvde.be

La tour infernale

Evénement majeur de la saison du KVS – et de la saison tout court -, JR transpose un roman réputé inadaptable dans une tour de quatre étages et se filme en live devant le public. Un nouveau coup de force du collectif FC Bergman basé à Anvers.

Grande Halle de la Villette, dans le XIXe arrondissement de Paris. Il faut bien la hauteur sous plafond des anciens abattoirs pour accueillir les 14 mètres de la tour infernale de JR. Ce soir d’avril, le FC Bergman montre sa nouvelle création. Initialement créé à six acteurs/créateurs/artistes en 2008, aujourd’hui toujours emmené par Stef Aerts, Joé Agemans, Thomas Verstraeten et Marie Vinck, le collectif belge basé à Anvers s’est rapidement fait remarquer avec des spectacles complètement décomplexés et innovants dans leur forme.

A Bruxelles, en mars prochain, la monumentale scénographie prendra place au Palais 12, sur le site du Heysel (1). Avec sa quarantaine de personnes impliquées sur scène chaque soir (quinze comédiens, quinze figurants, quatre techniciens, deux caméramen et deux habilleuses), ce projet pharaonique a d’ailleurs exigé une collaboration inédite : il a été coproduit par les trois grands stadstheaters de Flandre, soit le NTGent, la Toneelhuis d’Anvers et le KVS bruxellois. Le dispositif est, lui aussi, du jamais-vu : les spectateurs (un millier au total) sont répartis sur quatre gradins faisant chacun face à un des côtés de la tour, et ne voyant donc qu’un quart de ce qu’y s’y passe, mais assistant à la projection – sur les stores fermés d’un des étages – du film qui se tourne en direct dans l’immeuble. Une vraie performance technique. Et une expérience qui repousse encore le champ des possibles dans le domaine des hybridations entre cinéma et théâtre.

Comme un script

Ce n’est pas la première fois que FC Bergman a recours à la vidéo dans un de ses spectacles. Il y a eu Van den Vos en 2014, adaptation singulière du Roman de Renart. Il y a eu 300 el x 50 el x 30 el qui, derrière les dimensions bibliques de l’arche de Noé, filmait en travelling circulaire une humanité en attente d’un déluge annoncé. Pour ce projet-ci, l’intégration de la vidéo a découlé de la nature même de la matière adaptée : JR, épais roman (1 088 pages dans la version française chez Plon) de l’Américain William Gaddis, publié en 1975 et constitué essentiellement de dialogues, quasiment comme le script d’un film. En coulisse, on rencontre Stef Aerts, l’une des quatre têtes pensantes d’un collectif qui permet aussi à chacun de ses membres de jouer et de créer par ailleurs, notamment dans des séries télé ou des films (on a vu Aerts notamment dans le film Belgica de Felix Van Groeningen.  » Les dialogues de Gaddis, si mordants et intelligents, nous rappelaient des réalisateurs de cinéma qu’on adore, comme Paul Thomas Anderson, Martin Scorsese et Woody Allen, précise-t-il. Mais je pense que la raison pour laquelle JR n’a jamais été adapté au cinéma, c’est que la manière de raconter est trop horizontale, pas vraiment épique, sans grand climax, et trop complexe pour en faire un film classique. Il nous a donc semblé idéal d’en faire une performance cinématique.  »

Le roman de l’Américain, riche d’une soixantaine de personnages principaux, entrecroise des dizaines de lignes narratives, dans des flots continus de paroles où il est parfois difficile de distinguer qui parle. Mais ce cyclone volubile a tout de même un oeil, un épicentre : son personnage éponyme, antérieur de quelques années au JR de Dallas. Ce JR-ci est un garçon de 11 ans qui, lors d’une excursion scolaire où sa classe achète une action, découvre les rouages de base de la Bourse. Dénué de scrupules, avec en tête le mantra  » tu dois acheter à crédit et vendre cash « , JR va rapidement bouleverser le système financier américain avant d’envisager d’acquérir une banque, quand tout se sera écroulé. Un récit visionnaire s’il en est, où le monde de la finance côtoie et contamine celui d’artistes incapables de parvenir au bout de leur création, perdus dans les problèmes d’argent ou les surplus de la consommation.

Dans l’adaptation de FC Bergman, la surabondance de mots et d’événements prend corps dans des actions simultanées, entremêlées à travers ces quatre étages aux décors mouvants. On passe d’une rame de métro à un night shop, d’un diner typiquement américain à un sauna, d’une école où les élèves jouent un opéra de Wagner à une chambre à coucher. Impossible de tout voir (d’autant plus que, si on ne maîtrise pas le néerlandais, on s’accrochera dans le même temps immanquablement aux sous-titres des images vidéo), impossible de tout suivre, et le public d’éprouver en direct les secousses du passage de cette tornade, comparable au capitalisme écrasant tout sur son passage. Soit la complexité du roman transposée dans une étonnante expérience de spectateur.

Grand puzzle

Il aura fallu à l’équipe de FC Bergman une année entière pour la seule adaptation, pilotée en grande partie par Marie Vinck, qui endosse sur scène le rôle d’Amy Joubert, une des enseignantes de l’école de JR.  » Le livre est écrit de manière hyperintelligente, c’est un énorme puzzle, explique-t-elle. Pour l’adapter, il fallait créer un autre puzzle, où toutes les pièces entrent. Ça a été un cauchemar, mais c’était aussi très inspirant de travailler là-dessus. Prenez le volet décors et accessoires : on s’est rendu compte à un moment donné qu’on avait trop de meubles dans la tour, on ne savait pas où les stocker ni où mettre les objets quand on ne les utilisait pas. On a compris que chaque table, chaque chaise devait avoir une fonction dans un autre lieu. On a conçu un grand jeu de recyclage.  »

Dans ce grand jeu, les acteurs doivent être attentifs à leur public de théâtre mais aussi à la présence de la caméra, imposant le timing hyperprécis du tournage live. Ce soir-là, depuis les tribunes, difficile de ne pas constater à quel point, de près comme de loin, le casting assure. On retient particulièrement la performance de Jan Bijvoet (vu dans la série Peaky Blinders et dans le film D’Ardennen), dans le rôle de Gibbs, professeur alcoolique et écrivain raté, et de la jeune Anne-Laure Vandeputte, incroyable en junkie hallucinée, sexy et pique-assiette.

Mais la plus impressionnante des prestations est sans nul doute celle des deux caméramen, Joé Agemans et Thomas Verstraeten, lancés sans répit dans une course de relais où la concentration est nécessaire à chaque seconde et où le moindre retard, la moindre erreur peuvent causer la chute des dominos.  » Il faut voir le remue-ménage qu’il y a dans l’escalier central de la tour, caché au public, confie Marie Vinck. On crie beaucoup :  » Dégage ! Fais gaffe ! Montez ! Plus vite !  » En fait, on pourrait faire une performance avec ce qu’il se passe là- dedans.  » Saisissant dans son fond comme dans sa forme, ce JR fera date.

(1) JR : du 18 au 22 mars 2020 au Palais 12 à Bruxelles, www.kvs.be

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