La tentation terroriste

Après les manifestations antigouvernementales, un groupe armé frappe à nouveau. Dans ce pays hanté par le souvenir de la dictature, la violence de la gauche ultra peut-elle renaître en profitant de la crise politique ?

Ce 5 janvier, la nuit s’étiole sur le quartier d’Exarchia, au c£ur d’Athènes. Exarchia, le cauchemar des flics, le symbole des ruminations intimes d’une jeunesse gavée de colère et d’espoirs déçus. Dans ce bastion anar, le chaudron de la rébellion sociale bouillonne à feu vif, depuis la mort d’Alexis, ce jeune de 15 ans fauché le 6 décembre 2008 par la balle d’un policier. Postés dans une ruelle, devant le ministère de la Culture, trois policiers, cuirassés de boucliers et de casques, se tiennent immobiles, sur le qui-vive. Il n’est pas loin de 6 heures, ce matin-là, quand deux hommes, sortis de nulle part, marchent vers les cerbères, armés d’une kalachnikov et d’un pistolet MP 5. Une rafale de feu crève le silence. Un policier s’écrase au sol, grièvement touché. Son sang lavera celui d’Alexis, dont la gueule d’ange, placardée à deux rues de là, au-dessus d’un monticule de peluches, rappelle la descente aux enfers d’un pays égaré.

Dix jours plus tard, le 15 janvier, la revendication de l’attentat, signée Lutte révolutionnaire (EA), un groupe fiché au rang des  » organisations terroristes  » par l’Union européenne, atterrit sur le bureau du rédacteur en chef du journal Pontiki, le Canard enchaîné grec. Presque une habitude, pour Stavros Christakopoulos. Apparu en 2003, EA a commis une dizaine d’attentats à Athènes. Jusque-là, le groupe n’a jamais tué, mais il s’en est fallu de peu, et le journal a toujours publié l’intégrale de ses manifestes. Cette fois, la prose s’étale sur sept pages, nichant l’utopie du grand soir dans le fatras d’un marxisme-léninisme fossilisé et d’une haine antiflics, largement partagée par les Grecs, s’appuyant sur un catalogue – vertigineux – des bavures policières impunies depuis 1976. Sept pages assaisonnées d’un titre en forme de pistolet sur la tempe :  » Promesse de sang nouveau « . En clair, le terrorisme est de retour. EA avertit :  » L’assassin d’Alexis va sortir. On l’attend.  » De pied ferme, visiblement.

Il flotte dans l’air comme une odeur de poudre. Un malaise lancinant, dans ce pays qui a déjà abrité, pendant vingt-sept ans, le groupe terroriste le plus mystérieux d’Europe, le 17-Novembre – ce jour de 1973 où la rébellion estudiantine est matée dans le sang par la junte des colonels. Le  » 17-N « à Rien, aucun renseignement, n’a jamais filtré, pendant toutes ces années, sur cette coterie ultrasecrète d’une vingtaine d’affiliés, qui a semé sur son passage 23 morts et plus de 50 blessés, justifiés, chaque fois, par des argumentaires prométhéens s’élevant contre la  » vente du peuple  » aux  » comploteurs monarchojuntistes  » liés à la CIA.

Le trou noir, donc, jusqu’en 2002. Où l’enquête rebondit, sur un magistral coup de bol. Savas Xyros, un peintre de 44 ans, s’apprêtait à poser une bombe au Pirée quand l’engin lui a explosé dans les mains. Il perd trois doigts et un £il.  » Un cadeau tombé du ciel  » pour le ministre de l’Ordre public de l’époque, Michalis Chrisochoidis, qui tient enfin un adhérent du 17-N. Lequel passe aux aveux, sous psychotropes, précisera-t-il.  » Archifaux ! J’avais dit que je poserais ma démission si une seule baffe tombait !  » rugit, aujourd’hui, l’ancien ministre. En 2003, c’est le procès d’exception. Quinze membres du 17-N, dont neuf proclament leur innocence, à commencer par Alexandre Giotopoulos, condamné en tant qu’instigateur moral du groupe, prendront quelques milliers d’années de prison à titre de revanche. La Grèce, taxée pendant vingt-sept ans d’aveuglement laxiste par les Américains, peut enfin redorer son blason d’Etat légaliste.

Seulement voilà, avec ce nouvel attentat, le ciel menace à nouveau de lui tomber sur la tête. L’ambassade américaine, touchée en 2007 par une roquette, suit l’affaire de très près. Le Département d’Etat américain propose 1 million de dollars pour toute information sur EA, ainsi que le ministère de l’Intérieur grec. Telle une bête rampante, le terrorisme n’aurait, en réalité, jamais cessé de  » sommeiller, au fond de la casserole « , comme le dit l’écrivain Petros Markaris. La lutte armée, ici, a survécu au naufrage des mouvements d’extrême gauche européens bien après la fin des années 1980 – si l’on excepte le regain des nouvelles Brigades rouges, en Italie. De EA, donc, on ne sait rien, ou presque. Des anciens du 17-N seraient-ils passés entre les mailles ? S’agit-il d’une nouvelle génération ? Une chose est sûre : si EA n’est pas un 17-N bis, il joue dans la cour des mêmes prétentions.

Du fond de sa cellule de 2 mètres sur 5, au sous-sol de la prison de Korydallos, dans la banlieue d’Athènes, un homme de 51 ans, un pur, est au bout du fil. Un condamné à onze perpétuités et à neuf cents ans de prison. Qui observe,  » avec une très grande attention « , les rébellions assassines de ses successeurs, médite le lent pourrissement du capitalisme et s’enivre, à travers son poste de radio, du lointain écho du  » printemps des émeutes au c£ur de l’hiver « . Dimitri Koufondinas, surnommé  » la main vénéneuse  » car il ne ratait jamais sa cible, est un  » combattant  » devant l’Eternel. Il a endossé toute la responsabilité politique des actions du 17-N. Sa reddition fut à l’image du bonhomme. Alors que les télés bombardaient les Grecs d’avis de recherche, en 2002, il est allé au commissariat en taxi. Il a dit aux flics :  » Je suis Koufondinas.  » On l’a pris pour un dingue. C’était la dernière danse de ce séditieux aux yeux sombres de saint byzantin.

Il parle d’une voix égale, un rien sibylline, dans le combiné. Le nouveau groupe ?  » Il essaie de combler un vide révolutionnaireà Après nous, qui avons apporté notre réponse à la révolution, ces jeunes cherchent la leur. Sans vouloir jouer au procureur ou au paternel bienveillant, je dirais qu’ils doivent apprendre de nos erreurs pour trouver leur propre cheminà  » A l’évidence, il en sait plus mais n’en dira rien. Avant que la conversation ne soit interrompue, il cite Robespierre –  » Il n’y a pas de terrorisme sans vertu  » – dit aussi que la violence est un moyen, mais ce n’est pas le seul, ni la panacée. Il prépare une anthologie sur la poésie de lutte et une tribune qui passera dans le journal Thema. Une de plus.

 » Flic  » abattu ? Un  » accident du travail « 

Depuis que le 17-N est apparu, en 1975, la presse grecque a toujours accueilli avec complaisance la logorrhée révolutionnaire, participant à la mythification du clan. C’est l’époque, lyrique, de la violence légitime, d’Action directe, des Brigades rouges. La Grèce, elle, se relève à peine de la dictature maudite et ses tortionnaires gambadent dans la nature. Sur ce fumier, le terrorisme, qui dégommera d’abord le chef de la CIA et les bourreaux, va pousser comme une fleur.  » Pendant toutes ces années, on ne parlait pas de terrorisme, mais de résistance à l’establishment, relève l’historienne Maria Ragoussi. S’il a pu perdurer aussi longtemps, c’est en raison de cette étrange tolérance de la société, qui l’a identifié au combat social de la gauche, qui a toujours été la victime, pendant la guerre civile de 1946-1949, puis sous la dictature.  » La matraque, historiquement du côté de la droite oppressive et vomie, est restée dans les têtes. Alors, quand, dans ces années de lutte, quelqu’un appelle le journal de gauche Eleftherotypia, et se présente –  » C’est le 17-N  » – on prend. Et les ventes s’en portent bien.

Aujourd’hui, Vangelis Pisias, collaborateur à Thema, n’a aucun état d’âme à faire publier les tribunes incandescentes de Dimitri Koufondinas :  » C’est une information !  » La loi antiterroriste ne l’empêche pas de dormir :  » En Grèce, on lui marche dessus ! Ici, la censure a régné en maître. Nous interdire de publier serait un insupportable retour en arrière !  » Et de citer ce sondage, paru en 1989, au lendemain de l’attentat contre le gendre du Premier ministre, qui demandait :  » Si vous saviez que des membres du 17-N habitaient près de chez vous, les dénonceriez-vous ?  » 77 % des Grecs ont répondu non.

Des retours en arrière, George Monferratou en fait tous les jours. Il porte encore en lui le deuil de son père, exécuté en 1985 par le 17-N.  » Je n’osais pas le dire, car les victimes du 17-N étaient forcément coupables aux yeux de l’opinion « , confie-t-il, pudique. Il a mis des années pour éponger ce vertige. Pourtant, il ne croit pas, non, que l’opinion suivra encore ces nouveaux hérauts de la révolution :  » La société n’accepte plus.  » Mais si l’élan de sympathie s’est brisé, il reste un climat, note le sociologue Thanos Dokos :  » La crise, le manque de leadership politique, l’impunité dont bénéficie la police après ses bavures, son arbitraire créent aujourd’hui une atmosphère de tolérance à des actions violentes. Or c’est déjà la pente naturelle des Grecs de critiquer toujours l’Etat, de refuser l’autoritéà  » Plus qu’un symptôme, une maladie, résume l’historienne Maria Ragoussi :  » Le terrorisme se nourrit d’une démocratie qui ne fonctionne pas bien. Quand les institutions ne tournent pas correctement et ne protègent pas les droits de l’homme, une frange de la population se tourne vers des formes extrêmes. « 

Ce soir de janvier, dans l’amphi bondé de l’Ecole polytechnique, à Exarchia, une jeune femme précipite ses mots, soupèse sa haine, indélébile, contre ces  » batsos [flics] jamais punis  » :  » L’attentat contre le flic ? C’était pas le bon timing. Et puis ça fout en l’air l’image de notre mouvement, en laissant la voie ouverte aux représailles de la police.  » Une retraitée, à côté, glisse, dans un sourire, qu’il s’agit, pour la victime, d’un simple  » accident du travail « .  » No way out, ici « , répètent un noyau de jeunes, en boucle. Une AG se prépare. Air asphyxié de tabac. Visages crépusculaires. Envolées contre l’injustice et la difformité du monde. Le vent de la révolution souffle. Pendant ce temps, dans le silence de crypte de sa cellule de Korydallos, Savas Xyros, celui par qui le 17-N a été démantelé – six perpétuités et 2 035 années de prison – presse le combiné contre son oreille. Le tympan crevé, il n’entend presque rien. Il ne voit plus que d’un £il, d’un dixième. Il souffle, tout doucement :  » Je peux comprendre la haine qui a poussé le nouveau groupe à prendre ce chemin. Moi aussi je l’ai pris, parce que je voulais changer les choses et j’aimais ce pays.  » Rendu à ses ténèbres, lui qui ne supporte plus la lumière du soleil, il a demandé pardon aux familles des victimes.  » Aucune idéologie ne peut justifier ces meurtres « , lâche-t-il, en épitaphe. Mais il ne regrette rien.

Angélique Kourounis et Delphine Saubaber

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