La solitude en partage

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Les variations sur l’amour et la communication de Pedro Almodovar connaissent dans Parle avec elle un développement superbe et très attachant

Parle avec elle ( Hable con ella) s’ouvre par l’image frontale d’un rideau de théâtre qui se lève, laissant place à un spectacle de la chorégraphe allemande Pina Bausch ( Café Müller). Dans la salle, deux hommes sont assis côte à côte. Ils ne se connaissent pas, mais le plus jeune remarque l’émotion de son voisin qui ne peut retenir ses larmes devant les corps féminins muets traversant en zigzaguant la scène pour se heurter aux murs, en quête d’un fragile et illusoire équilibre. Marco, l’homme qui pleure (joué par Dario Grandinetti), et Begnino, l’infirmier (interprété par Javier Camara), se retrouveront plus tard et comme par hasard dans un récit où nous savons déjà que l’art et la vie s’interpénétreront.

Nous suivons tout d’abord Begnino, attaché aux soins d’une jeune danseuse plongée dans un profond coma. Il parle constamment à celle qui ne dit mot ni ne bouge depuis l’accident dont elle a été victime. Souvent, le soir, à l’heure où ses collègues rentrent chez eux, Begnino reste à la clinique et poursuit sa « conversation » à une voix avec Alicia (Leonor Watling). Il lui parle notamment du spectacle de Pina Bausch et de cet homme dont les larmes l’ont touché. Pendant ce temps, Marco, écrivain voyageur, rencontre Lydia (Rosario Flores), qui combat les taureaux dans l’arène et que sa célébrité ne met pas à l’abri des peurs et des frustrations. Lydia frôlera tant le danger qu’un coup de corne assassin la coupera presque en deux, la laissant en vie de justesse mais dans un profond coma. Elle rejoindra ainsi la clinique où Alicia résidait déjà, et où se retrouveront aussi deux hommes partageant cette douloureuse particularité d’aimer une femme inerte, au corps présent mais à l’esprit éteint, peut-être pour toujours…

Amitié, amour et folie

Comment Begnino et Marco deviendront amis, comment se révéleront peu à peu les aspects très particuliers de leur passion respective, nous serions mal avisés de vous le dévoiler ici. Sachez toutefois que l’audace et la sensibilité d’Almodovar trouveront, au fil de rebondissements surprenants, maintes occasions de s’exprimer pleinement. Parle avec elle s’inscrit à merveille dans la démarche intime du cinéaste de Tout sur ma mère. Nombre de ses thèmes préférés s’y retrouvent présents, de l’obsession amoureuse aux questions sur le couple, de l’incommunicabilité verbale au langage des corps, de la sexualité au dépassement des normes, en passant par les rapports du réel et de la fiction, de la vie et du cinéma.

Le point commun des quatre personnages principaux est leur profonde, leur déchirante solitude. Les hommes peuvent bien la meubler, de mots prononcés ou écrits; celles auxquelles ils s’adressent ne peuvent leur répondre. Face à ce silence sur lequel se brisent les vagues récurrentes d’une parole à sens unique, Almodovar introduit le cinéma comme mode de communication intime. Dans une scène éminemment risquée, mais magistralement réussie et quelque peu fellinienne, il quitte sa narration au présent pour introduire les images d’un (faux) film ancien et muet, L’amant qui rétrécissait, célébration crue et poétique à la fois d’une passion amoureuse confinant à la folie. Moment étonnant, passionnant, dont on comprendra plus tard qu’il annonçait – tout en le dérobant à nos regards – un élément capital et stupéfiant de Parle avec elle, le film que nous sommes en train de voir…

Impact émotionnel intense

Des récits authentiques de personnes sorties du coma après de longues années ont inspiré à Pedro Almodovar l’anecdote de son nouveau film. Mais le cinéaste catalan n’a en aucune manière cherché le réalisme clinique. Le monde extérieur n’existe dans son cinéma que par ses rapports avec nos désirs, nos pulsions, nos interrogations, nos sentiments, bref, une vie intérieure qui colore forcément notre perception du réel. Ajoutez une pincée de fascination pour le hasard et la destinée, plus l’influence d’une cinéphilie fervente, et vous comprendrez pourquoi Almodovar recourt si volontiers aux figures du mélodrame, genre réunissant les éléments tout juste évoqués avec la pointe d’excès qu’aime le brûlant Pedro. Transcendée par la modernité du trait, cette influence prend dans Parle avec elle une chair palpable et un impact émotionnel intense. L’art et la vie s’y épousent d’admirable manière, sous la direction d’un auteur parvenu depuis quelque temps déjà (depuis En chair et en os, 1997) au sommet de ses moyens créatifs et de son inspiration vitale. Un artiste épanoui, servi par des acteurs formidables, et qui s’est entouré discrètement de sa petite famille. Son frère (et aussi producteur) Agustin incarne un prêtre dans Parle avec elle, tandis que Cecilia Roth et Marisa Paredes, ses interprètes fétiches, apparaissent brièvement au détour d’un plan.

Louis Danvers

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