Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité.

La salle des appâts perdus

Où il est question d’une bastonnade à la daurade et de procès clandestins, dans l’arrière-salle du Geyser.

Le procès en cours empuantait le tribunal improvisé d’une odeur de marée. L’arrière-salle du Geyser évoquait – au choix – une poissonnerie ou un dancing en faillite. Depuis quelques semaines (et l’affreuse affaire Julie Van Espen), le café vivait au rythme d’audiences clandestines, d’appels nocturnes, d’imprévisibles dossiers déposés devant la porte et d’un chassé-croisé alambiqué de coups de sonnette suivis de galopades fuyardes d’individus masqués. Deux fois par semaine, le procureur du roi, un juge et des avocats, faute de place, faute de moyens, faute de tout, annexaient le Geyser, pour y tenir audience. Clandestinement.

Elle arrivait nonchalante, la justice, vêtue d’un training noir, avec trois bandes blanches en hermine (1). Si elle avait choisi l’arrière-salle du Geyser pour officier, c’est surtout parce qu’on y servait un appât irrésistible, un peket homicide, un petit salopard d’alcool de 10 ans d’âge, qui faisait, quand l’heure l’exigeait, office de café fort et donnait irréfutablement à tout le monde une élocution dionysiaque. Ce qui rendait l’ensemble très rigolo.

Les clients regardaient le juge. Le juge observait les badauds qui, à leur tour, ne lâchaient pas des yeux la prévenue, qui sanglotait sur son tabouret de bar, en se tamponnant les joues de petits coups de daurade, celle-là même qui lui avait servi d’arme, pour gifler une ménagère, dans un supermarché (2).

Soudain, on entendit tinter la clochette de la porte. Le Fleuri, le chef de salle, glissa à travers le café, comme une panthère à l’affût. Entrouvant l’huis, il interrogea, dans un souffle :

–  » Mot de passe ?  »

–  » Ne pendons pas la daurade !  »

–  » C’est bon. Entrez.  »

Le nouvel arrivant se joignit au groupe agglutiné dans l’arrière-salle. Il y avait là tout le quartier, toute la ville, tout le pays même. Il y avait même un type, qui comme Nerval, tenait un homard en laisse.

L’avocat de la défense, un grand dadais ballot, se mit à mimer avec vivacité le geste accompli par son irascible cliente : empoignant ce qu’il restait du poisson, il tabassa le vide, avec force gesticulations. Un rire guignol surexcité étourdit le Geyser.

Le petit juge, fort loin de brouter son ennui, la luette titillée par le peket, se jeta gaiement à l’eau et rendit son verdict :  » Dire qu’il m’a fallu dix-sept années d’études et trente-deux ans de pratique judiciaire pour connaître ce moment « , gloussa-t-il.  » Pour son coup de daurade, la prévenue bénéficiera de la peine la plus légère […]. C’est bien la moindre des choses que le tribunal puisse lui offrir au regard du spectacle comique dont elle nous a régalés.  »

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? s’agirait pas de louper le film qui va démarrer, à 20 h 15, sur la Une…

(1) Selon une annonce parue au Moniteur belge, la justice belge (surchargée) recherche actuellement 125 nouveaux juges, conseillers et procureurs.

(2) Le 21 février 2017, dans un supermarché de Drogenbos, une femme a asséné des coups de daurade à une autre cliente. Le jugement (reproduit ici en partie) a eu lieu, début mai dernier.

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