La ruée vers le gaz

Au pied des montagnes Rocheuses, le bourg de Rifle, assis sur un énorme gisement, connaît un boom sans précédent. Il assure sa fortune, mais provoque de graves nuisances. Histoire d’une renaissance empoisonnée.

En 2005, Dee Hoffmeister et son mari, un couple de retraités installés à quelques kilomètres du village de Rifle, dans le Colorado, sont partis deux semaines pour fêter leur anniversaire de mariage. A leur retour, ils ont trouvé un derrick de 30 mètres de hauteur dans leur jardin.

Ce n’était qu’une demi-surprise. Depuis le début de la décennie, et la montée vertigineuse des prix de l’énergie, les géants du gaz nord-américains rôdaient à nouveau dans les montagnes Rocheuses ; et surtout ici, à quatre heures de route à l’ouest de Denver, au c£ur d’un gisement de 300 milliards de mètres cubes, suffisant pour alimenter, à lui seul, l’Amérique tout entière pendant deux ans. Faute de posséder leur propre sous-sol et de pouvoir empêcher les compagnies de forer chez eux, les Hoffmeister avaient cru pouvoir pactiser avec les envahisseurs, au moins sur l’emplacement de l’immense tour de métal. Leur rêve n’a pas pesé grand-chose face à l’effarante envolée du gaz.

Le bourg de Rifle, niché entre les rapides du Colorado et les imposants sommets, a vu sa population doubler en cinq ans, pour dépasser aujourd’hui les 9 000 personnes. Sur Railroad Avenue, principale artère d’un centre-ville encore réduit à dix pâtés de maisons et autant de petits commerces anodins, le bruit des marteaux piqueurs le dispute au vrombissement des poids lourds échappés de l’embouteillage de la rampe d’autoroute. Faute de chambres d’hôtel disponibles et de logements sur place, 15 000 employés des plus grandes compagnies gazières, comme Williams ou le canadien EnCana, et de leurs centaines de sous-traitants, débarquent ici chaque jour de 100 kilomètres à la ronde et emplissent le hideux supermarché Wal-Mart, le McDonald’s et le nouveau Starbucks du centre commercial. La cohue assure la fortune de Rifle, mais aggrave aussi son dilemme.

 » Je ne vais pas cracher sur le boom : il n’y a plus un chômeur dans tout le comté et l’argent coule à flots, reconnaît Tom Long, un plombier de la ville régulièrement sollicité à prix d’or par les compagnies de gaz. Mais nous perdons nos repères. Ici, tout était fondé sur le voisinage et la valeur d’une poignée de main. Maintenant, je peux marcher dans le quartier un bon quart d’heure sans reconnaître qui que ce soit. « 

Il y a ici mieux que du gaz. Du pétrole en quantité. Rifle et tout le comté avoisinant de Garfield reposent aussi sur le fameux oil shale. Un gisement de schistes bitumineux, une roche gorgée d’hydrocarbures qui, entre l’Utah, le Colorado et le Wyoming, contient quelque 800 milliards de barils. Trois fois les réserves de l’Arabie saoudite. Pour peu que l’on sache l’extraire. En s’y essayant, avec force subventions d’Etat, pendant l’embargo pétrolier des années 1970, la compagnie Exxon avait créé 2 500 emplois à Rifle, supprimés en un jour, le fameux dimanche noir du 2 mai 1982, quand la chute des cours du brut avait compromis le projet.

Le souvenir du bust, la déglingue de la ville, hante encore la région. Mais l’aventure recommence. Au prix actuel du pétrole, plus de 140 dollars le baril, l’exploitation des schistes serait enfin rentable. Shell mène sur le plateau des expériences poussées qui, en cas de réussite, transformeraient Rifle en Riyad américaine, et la grande vallée en parking bétonné d’un nouvel eldorado de l’or noir.

Pour le personnel des derricks, la moyenne des fiches de paie dépasse les 88 000 dollars annuels.  » Comment voulez-vous trouver un chauffeur de car scolaire qui accepte 15 dollars de l’heure, soupire Keith Lambert, maire de la ville quand il peut gagner le double en conduisant un camion-citerne vers le site de forage ? « 

Se loger relève de l’exploit.Plutôt que de camper, comme beaucoup, des entrepreneurs attirés par le boom de Rifle occupent les lits du foyer de SDF. La mairie a lancé dans le nord de la ville la construction de 3 800 logements, en prévision du probable triplement de la population dans les quinze ans.

Les écoles n’ont jamais été aussi bondées et un nouvel établissement, le quatrième depuis le début du boom, en 2003, devrait être construit l’année prochaine. Mais une bizarrerie des affectations des énormes recettes fiscales venues du gaz, 100 millions au niveau du comté, cinq fois plus pour l’Etat du Colorado, oblige l’enseignement public à se financer par emprunts publics. EnCana et Williams, les plus gros opérateurs dans la région, ont bien contribué pour près de 4 millions de dollars à l’agrandissement du collège technique de Rifle, Shell a gentiment payé la bibliothèque municipale, mais la ville, malgré ses 40 millions de réserves fiscales, peine à répondre à la constante destruction de ses routes par les milliers de passages de camions, à gérer ses infrastructures tout en préparant l’inévitable  » après « .

Passé les phases de forage et de début d’extraction, qui exigent le plus de main-d’£uvre, les puits deviendront, un à un, de simples robinets branchés sur le pipeline Rockies Express à destination des mégalopoles de l’Est. Pendant leurs quinze ou trente ans de service, ils ne nécessiteront plus alors qu’une poignée d’agents de maintenance. Le retour à la réalité commencera. Pour maîtriser cette étape, la municipalité, convertie au développement durable, ouvre aujourd’hui un parc d’activités consacré aux énergies alternatives. Les nouveaux carburants à base d’algues, les fabriques de panneaux solaires permettront-ils d’éviter l’exode ?

Keith Lambert veut y croire, pour avoir vécu l’horreur. Arrivé en 1981, en pleine euphorie des schistes bitumineux, le jeune enseignant a vu, un an plus tard, Rifle se muer en ville fantôme. La valeur de sa maison a chuté de 60 % en deux jours. A la faveur de la nuit, les collecteurs de dettes venaient embarquer par convois entiers les voitures, les meubles, les bateaux des habitants ruinés. Dans une bijouterie de Railroad Avenue, un pauvre hère, tout droit sorti des Raisins de la colère, de Steinbeck, suppliait à genoux qu’on lui rachète une gourmette afin de payer l’essence et la nourriture de ses gosses pour la route.

 » Rifle a survécu grâce à la beauté de son site, rappelle Duke Cox, président de la Grand Valley Citizen Alliance, une association de défense de l’environnement favorable à la réduction des permis de forage dans les parcs naturels. Si les compagnies gazières doivent partir, autant qu’elles le fassent sans laisser derrière elles un désastre écologique. « 

A l’approche des élections, de crainte de voir un futur président démocrate céder aux demandes des Verts, les compagnies redoublent d’activité. Elles injectent dans le sous-sol, sous des pressions gigantesques, des dizaines de tonnes d’eau et de sable spécial, qui fracturent la roche et en libèrent les poches de gaz, avant d’y déverser, par citernes entières, des cocktails chimiques qui dopent le débit des puits. Les bavures sont fréquentes.

La loi du Colorado, essentiellement favorable aux prospecteurs, distingue la propriété de la surface de celle du sous-sol. Rien n’empêche une compagnie de forer où elle le souhaite, pour peu qu’elle ait acquis les droits miniers et passé un accord d’indemnisation avec les résidents concernés. A Silt, près de Rifle, Dee Hoffmeister et son mari possédaient même une infime parcelle de leur propre sous-sol, un titre qui leur promettait des royalties évaluées à 500 dollars mensuels. Un montant infime et courant dans la région.  » Si j’avais su…, soupire Dee. Faute de supporter les émanations de produits chimiques du puits, j’ai dû quitter ma maison pendant huit mois, pour n’y revenir qu’après la fin des forages.  » En procès depuis des années, soumise aux contre-expertises médicales de la compagnie EnCana, Dee envie parfois certains de ses voisins de la vallée qui ont pu vendre leurs propriétés à la compagnie, parce que cette dernière avait accidentellement pollué leur source d’eau potable.  » Ils sont en Floride ou au Nouveau-Mexique. Pour eux, au moins, le cauchemar est fini. « 

A quelques kilomètres de là, Michael Smith, un technicien originaire de Chicago, employé à Aspen, raconte un autre rêve brisé :  » Lorsque j’ai visité la maison pour la première fois, en 2001, j’ai eu l’impression de vivre une scène de Jurassic Park. Un immense troupeau d’élans paissait sur le plateau. Une lune somptueuse flottait sur les Rocheuses « , se souvient-il, le doigt tendu vers l’horizon presque entièrement obstrué par un énorme derrick. EnCana a acheté le terrain d’en face, à 30 mètres de ses fenêtres. Les projecteurs aveuglants, le bruit des diesels de 1 600 chevaux l’obligent, en pleine nature, à vivre claquemuré dans un logis invendable. La nuit, le passage des poids lourds sur la piste fait trembler ses murs. Michael, comme Dee et des centaines d’autres victimes du boom, a dépassé la colère pour plonger dans une stupeur fataliste.  » Un jour, le gaz ne leur suffira plus et ils s’attaqueront au pétrole du plateau de Roan, marmonne-t-il. Ce jour-là, ils auront tué le Colorado. « 

De notre correspondant, philippe coste reportage photo : kevin moloney/wpN pour le vif/ l’express;

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