La révolte des gueux

Unis par Internet, ils viennent de tous les horizons, par dizaines de milliers, manifester leur ras-le-bol du monde capitaliste et secouer ses dirigeants. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Où vont ils ?

Leurs manifestations ressemblent à un gigantesque patchwork. La faucille et le marteau y côtoient la colombe et le sigle de la paix. Les bannières syndicales frôlent celles des groupes écologistes. Le portrait de Che Gevara ou de Karl Marx voisine avec la bougie d’Amnesty, le symbole « % » de l’association Attac ou les chiffres premiers du mouvement Nord-Sud 11.11.11. Bref, quand les antimondialistes se rassemblent à Gênes, à Prague, à Washington, ils viennent de tous les coins du monde et représentent un panel impressionnant de mouvements sociaux: ONG, syndicats, confédérations paysannes, associations de défense des droits de l’homme, comités de chômeurs, mouvements citoyens, jeunes écolos alternatifs, artistes, associations féministes, mais aussi mouvements radicaux marxistes, maoïstes, anarchistes… Toutes les mouvances, toutes les militances, toutes les causes sont tolérées, excepté ce qui touche, de près ou de loin, à l’extrême droite.

Mais comment se retrouver dans ce conglomérat d’intérêts particuliers ? Que revendiquent ceux qu’on appelait, aux débuts du mouvement contestataire, le « peuple de Seattle » ? Ils partagent, à tout le moins, une même devise: le monde n’est pas une marchandise. Un mot d’ordre: la solidarité. Et des projets communs: l’annulation de la dette des pays du sud, la réforme des grandes institutions internationales telles que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, la taxation des transactions financières sur les marchés internationaux (inspirée de la fameuse taxe Tobin, du nom de l’économiste américain, prix Nobel en 1981), le démantèlement des paradis fiscaux, le refus des OGM. D’une manière plus générale, ils réclament aussi davantage d’éthique et de transparence dans la vie politique.

Leur force de mobilisation, notamment grâce à Internet, est impressionnante. 40 000 manifestants à Seattle, 12 000 à Prague, 20 000 à Göteborg, 50 000 à Gênes. Ils possèdent leurs médias alternatifs, dont Indymedia, le plus connu, créé aux Etats-Unis dans la foulée des événements de Seattle en 1999. Il s’agit d’une « agence de presse » en ligne, gratuite, disposant d’antennes dans différents pays du globe et accessible à tous ceux qui ont quelque chose à dire ou à communiquer. Indymedia Belgique a été la première à publier, en septembre, la lettre ouverte de Guy Verhofstadt aux antimondialistes… Le Web est de tous les combats. Ce sont d’ailleurs les échanges sur Internet qui avaient déjà permis, en 1999, de faire la lumière sur ce que contenait réellement l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), un projet d’accord international destiné à renforcer le pouvoir des multinationales face aux gouvernements, et qui a finalement capoté.

Pacifistes ou violents ? A cause des débordements lors de plusieurs grands rassemblements, d’aucuns tentent de faire passer tous les contestataires pour des casseurs et des lanceurs de pierres. Les 500 blessés et la mort de Carlo Giuliani, un jeune manifestant, à Gênes, le 21 juillet dernier, ont frappé les esprits. Mais force est de constater que la violence est le fait d’une petite minorité d’extrémistes qui parviennent néanmoins à ternir l’image du mouvement. Par ailleurs, si cette violence est rejetée par la grande majorité des contestataires, ceux-ci ne la condamnent pas sans essayer de la comprendre: « Nous sommes contre la violence. Mais lorsqu’on s’exprime sans violence, personne ne nous entend! »

On peut également s’interroger sur le durcissement de la répression policière à l’égard des manifestants qui s’amusent à troubler les grands-messes de l’OMC, du G7 ou du Conseil européen. A la suite des événements de Gênes, une enquête a été ouverte à l’encontre d’une vingtaine de policiers italiens, soupçonnés d’avoir causé des lésions graves à des militants qui s’étaient réfugiés à l’intérieur d’une école. A Prague, en septembre 2000, plus de 11 000 policiers faisaient face aux 12 000 manifestants. L’importance de cette répression est sans doute le signe, comme l’a écrit le sociologue Guy Bajoit, que ce mouvement social ne se trompe pas d’adversaire, que le système est touché à la tête.

Les contestataires se contentent-ils de… contester ? Lorsqu’on les interroge, la plupart réfutent l’appellation d’antimondialiste. Pour eux, leurs adversaires les affublent volontairement de cette identité négative, pour donner d’eux l’image d’une opposition destructrice, incapable de propositions. Un peu comme pour les gueux au XVIe siècle. « Nous demandons une autre mondialisation, explique Mikel Insausti, coordinateur des questions commerciales au sein du WWF (World Wildlife Fund). Nous sommes contre la mondialisation capitaliste, mais pour la mondialisation sociale. La mondialisation est plurielle, elle n’est pas l’apanage des financiers. »

Le combat des autres mondialistes a, en tout cas, évolué. En janvier dernier, en réplique au sommet de Davos qui rassemble, chaque année en Suisse, les grands décideurs de la planète, 10 000 personnes venues de 120 pays se sont réunies à Porto Alegre, au Brésil, pour réfléchir à des propositions concrètes pour une autre mondialisation. Le succès de ce contre-sommet a poussé les organisateurs à renouveler l’expérience, en janvier prochain, toujours à Porto Alegre. Plus de 100 000 participants sont attendus !

Une lame de fond

Les résistants des temps modernes se voient parfois reprocher leur idéalisme et leur discours simpliste. Il est vrai que certains slogans frisent la démagogie, justement reprochée aux hommes politiques par les mêmes « autres mondialistes ». La pauvreté, le développement, l’environnement ne sont pas des problèmes qu’on peut régler avec des calicots. « Ce simplisme est cependant inévitable dans un mouvement de contestation, soutient le sociologue Benoît Scheuer. Car la critique d’un système économique et de sa logique exige d’abord des positions radicales pour construire un rapport de force équilibré. Elles n’empêchent ni n’interdisent, par ailleurs, une analyse en profondeur. »

En effet, derrière le folklore des manifestations, le mouvement pour une autre mondialisation a ses têtes pensantes, dont les écrits irritent les uns, abreuvent les autres. Pierre Bourdieu, Ignacio Ramonet, Viviane Forrester (dont le livre L’Horreur économique, publié en 1996, s’est vendu à plus de 400 000 exemplaires), Susan George, François Chesnais, Naomi Klein, Serge Halimi, Daniel Mermet, Ricardo Petrella… On oublie souvent de citer aussi les économistes dissidents qui, depuis plusieurs années, tentent de donner de la voix et ont, enfin, trouvé un écho parmi les nouveaux militants. En 1996 déjà, un Appel pour sortir de la pensée unique avait réuni, en France, plus de 300 signatures d’économistes.

On peut malgré tout se demander si le mouvement contestataire qui a surgi avec une rapidité étonnante ne s’éteindra pas aussi vite. Phénomène de mode ou phénomène durable ? « Il ne s’agit certainement pas d’un mouvement éphémère, estime Benoît Scheuer. Car on assiste à une « désinstitutionnalisation » de la société, à une lente disparition de valeurs ciments comme l’Etat, le progrès. Aujourd’hui, les acteurs porteurs de changement se trouvent dans la société civile. Hors du champ politique. Ils résistent aux diverses dominations. C’est une véritable mutation, une lame de fond. Et, si le mouvement paraît désorganisé, c’est parce qu’il correspond à la société mosaïque, hyperfragmentée dans laquelle nous vivons. Cette diversité est autant une richesse qu’une fragilité. »

Pour Mikel Insausti (WWF) aussi, la réaction à la mondialisation telle qu’on nous la propose est appelée à durer: « Le ras-le-bol est profond face à la misère qui augmente de manière structurelle depuis 1970, affirme-t-il. Il faut changer les règles. Si le politique n’arrive pas à le faire, alors il faut réinventer le politique. Il est tout de même révélateur que le secteur associatif, qui se trouve là où le politique est devenu inexistant, soit à la base du mouvement de contestation. » Mais la contestation n’est pas suffisante. Le mouvement pour une autre mondialisation se trouve à un tournant. Il devra, sans doute un jour, proposer un discours unique et déboucher sur le politique. Bref, mûrir.

Th. D.

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