Foreuses de pieux de fondation, pelles mécaniques... : après des mois de travaux préparatoires, le chantier du Keelbeek passe à la vitesse supérieure. © OLIVIER ROGEAU

La maxiprison de Haren : la politique du fait accompli ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le chantier du « village pénitentiaire » de Bruxelles-Haren s’accélère, alors que le Conseil d’Etat doit encore rendre sa décision finale sur les recours en annulation des permis. Le fédéral veut-il passer en force ?

Grondement sourd des pelles mécaniques, va-et-vient des tombereaux, mise en place de trois foreuses de pieux de fondation… Après plusieurs mois de travaux préparatoires, le chantier de construction de la maxiprison de Haren, aux confins de la Région bruxelloise, passe à la vitesse supérieure. Les 20 hectares de l’espace naturel du Keelbeek sur lesquels doivent être édifiés les différentes entités de cet établissement pénitentiaire ne sont déjà plus qu’un vaste terrain à bâtir, nivelé et sillonné par des engins de chantier. Des centaines d’arbres ont été abattus, les travaux de dépollution des sols et de terrassement sont terminés et le chemin du Keelbeek qui traverse la zone a été déplacé et macadamisé. Il est question, à présent, de la pose des fondations des bâtiments. C’est ce qu’indiquent, sur leur site Internet, les firmes Denys (Gand) et FCC Construcción (Barcelone), partenaires du consortium Cafasso chargé, par le fédéral, de réaliser la plus grande prison du pays. Selon le planning, le gros oeuvre commencera cet été et la mise en service progressive du complexe est prévue à partir de l’été 2022.

Rudi Vervoort reproche au Conseil d’état de « brider les pouvoirs publics ».

Laurent Vrijdaghs, l’administrateur général de la Régie des bâtiments, commanditaire du projet, ne nous cache pas son impatience de voir sortir de terre ce  » village pénitentiaire  » de près de 1 200 places, appelé à remplacer Saint-Gilles, Forest et Berkendael, les trois prisons vétustes de la capitale.  » L’implantation d’un établissement moderne à Haren résulte d’une décision confirmée par le gouvernement fédéral en 2010, rappelle-t-il. Nous avons plusieurs années de retard sur le programme. Or, les autorités sont appelées à offrir des conditions de vie décentes aux détenus. Il y a urgence humanitaire !  » Le patron de la Régie fait allusion à la décision de justice du 9 janvier dernier : le tribunal de première instance de Bruxelles a déclaré l’Etat belge responsable de la surpopulation à Saint-Gilles et Forest. Dans les six mois, le nombre de détenus au sein de ces prisons ne devra plus dépasser la capacité maximale autorisée, sous peine d’astreinte. Laurent Vrijdaghs assure en outre que les lieux  » tombent en ruine « . Affirmation à relativiser : des millions d’euros ont été injectés par la Régie dans la rénovation de la prison de Saint-Gilles (du moins jusqu’en 2013) et l’aile la plus vétuste de Forest a été fermée.

Le partenariat public-privé mis en place pour le
Le partenariat public-privé mis en place pour le  » village pénitentiaire  » coûtera à l’Etat 40,2 millions par an pendant vingt-cinq ans, soit un total d’un milliard d’euros.© ASSAR ARCHITECTS

« Résister au fatalisme »

Si le centre pénitentiaire de Haren n’est pas (encore) une réalité, c’est en raison des recours juridiques introduits contre ce projet très controversé. Depuis sa genèse, il y a dix ans, les opposants à la prison – collectifs de riverains, réseaux d’activistes antiprisons, associations de défense de l’environnement… – martèlent qu’un complexe d’une telle taille est un concept d’un autre âge. Et, selon eux, la nouvelle prison ne résoudra pas la question de la surpopulation carcérale.  » En revanche, elle fait disparaître l’un des derniers poumons verts de Bruxelles « , déplore Claire Scohier, chargée de mission à Inter-Environnement Bruxelles. Les opposants pointent aussi les conséquences négatives de l’implantation d’une prison XXL sur la mobilité alentour.  » La Régie des bâtiments a fait la sourde oreille chaque fois que nous avons avancé l’idée de réduire la dimension du projet, accuse Laurent Moulin, du comité des habitants de Haren. Elle n’a cessé de prétendre qu’empêcher les travaux est un vain combat, que la mégaprison finira par être construite. Il nous a fallu résister au fatalisme !  »

Dès le printemps 2014, 400 opposants à la prison investissent la zone menacée. Ils labourent une partie du terrain et y plantent des pommes de terre, d’où leur surnom de  » patatistes « , référence humoristique à la révolution zapatiste. Des cabanes en bois et une cuisine collective sont construites. Le Keelbeek devient un symbole des luttes citoyennes et des mobilisations contre les  » grands projets toxiques « . Des festivals et autres événements culturels y sont organisés. En décembre 2014, l’espace naturel destiné à accueillir la prison est déclaré  » zone à défendre  » (zad). Entre septembre 2015 et septembre 2018, les activistes sont expulsés à plusieurs reprises par la police. Le campement est passé au bulldozer, ses constructions sont incendiées et des grilles sont placées de part et d’autre du chemin du Keelbeek. Une poignée de zadistes s’installe alors sur un terrain mitoyen, avec l’autorisation du propriétaire. De jeunes Français participent, parmi d’autres étrangers, aux actions menées sur le site bruxellois. Le dernier coup d’éclat des défenseurs du  » Keelbeek libre  » remonte au 11 février : au petit matin, 90 d’entre eux bloquent cinq entrées du chantier, empêchant les ouvriers de prendre leur travail. Ils déploient des banderoles exigeant l’arrêt des travaux et s’attachent aux grillages ou à des dispositifs en béton. La police les embarque pour avoir  » perturbé l’ordre public « .

Laurent Vrijdaghs :
Laurent Vrijdaghs :  » Nous avons plusieurs années de retard. Il y a urgence humanitaire ! « © PABLO GARRIGOS/BELGAIMAGE

Annulation des permis

La résistance des réseaux d’activistes et des comités locaux n’a pas empêché la poursuite du chantier, entamé il y a quelques mois. Fort d’un permis d’urbanisme délivré en décembre 2016 et d’un permis d’environnement accordé en mars 2017, Cafasso est en droit de continuer les travaux, les recours en annulation introduits par les collectifs de riverains n’étant pas suspensifs. Toutefois, l’auditrice du Conseil d’Etat a conclu, le 11 octobre dernier, à l’annulation des permis délivrés. En cause : la présence d’un plan d’eau et d’une zone humide, et l’accroissement de la pression sur la mobilité. Dès 2015, le Collège d’environnement de la Région s’est inquiété de l’impact négatif de la future prison sur la mobilité :  » Le choix d’un site localisé à environ quinze kilomètres du centre-ville, mal desservi par les transports publics, pour lequel le réseau routier avoisinant est déjà saturé, ne peut qu’occasionner un report du trafic sur la mobilité locale et un accroissement des nuisances subies par les riverains.  »

Certes, le rapport de l’auditrice n’est pas la décision finale, attendue en principe en mars prochain. Mais les magistrats du Conseil d’Etat suivent en général un tel avis.  » Si les permis sont refusés, il faudra les modifier, et les demandeurs devront recommencer toute la procédure « , remarque Laurent Moulin, du comité Haren. Pour Rudi Vervoort, ministre-président de la Région, la décision de l’auditrice est une  » dérive  » : le Conseil d’Etat  » bride le pouvoir de décision des pouvoirs publics « , a-t-il assuré, le 13 février, lors d’une séance de questions au parlement bruxellois. Rudi Vervoort accuse le Conseil d’Etat de  » faire de la politique  » en émettant un avis sur l’opportunité d’un projet, alors que  » normalement, il doit uniquement veiller à la légalité des décisions « . Les promoteurs de la prison ont donc une épée de Damoclès au-dessus de la tête.  » D’autant que les motifs retenus par l’auditrice ne sont pas cosmétiques, estime Claire Scohier, d’Inter-Environnement. Elle relève une violation du Pras, le Plan régional d’affectation du sol, la source du Keelbeek ayant été supprimée. En outre, le promoteur n’a pas pris en compte les effets cumulatifs sur la mobilité des autres grands projets réalisés ou prévus dans le quartier. Au vu de ces critiques, une bonne gouvernance exige un moratoire sur l’exécution des permis.  »

Expulsés à plusieurs reprises du plateau du Keelbeek, les
Expulsés à plusieurs reprises du plateau du Keelbeek, les  » zadistes  » antiprison se sont installés sur un terrain mitoyen.© OLIVIER ROGEAU

Rapport de force

 » Nous respectons la procédure à la lettre, réplique Laurent Vrijdaghs, le patron de la Régie des bâtiments. Un recours devant le Conseil d’Etat n’a pas d’effet suspensif et l’avis de l’auditrice ne nous empêche pas d’aller de l’avant. Pour le reste, tout dépendra de la décision finale du Conseil d’Etat. Nous envisagerons alors s’il convient de corriger la demande ou de tout arrêter.  » Les opposants sont eux aussi inquiets. Car ils voient dans l’accélération du chantier, alors que les procédures judiciaires en cours ne sont pas définitivement tranchées, la volonté, dans le chef de la Régie des bâtiments et du promoteur, de pratiquer la politique du fait accompli. En clair, le Conseil d’Etat pourrait considérer qu’annuler les permis n’a plus beaucoup de sens, alors que d’énormes travaux de terrassement ont fait disparaître l’espace naturel du Keelbeek et que les travaux de fondation ont commencé.  » La Régie des bâtiments et le promoteur veulent créer un rapport de force en leur faveur, estime Claire Scohier. La proximité des élections du 26 mai, qui vont redistribuer les cartes politiques, les pousse à presser le pas !  »

Se désengager d’un contrat « opaque » ?

Edifié sur un terrain de 19 hectares à la limite de Haren (Bruxelles-Ville) et de la commune flamande de Machelen, le nouveau complexe pénitentiaire de la capitale pourra accueillir 1 190 détenus. Le projet de la rue du Witloof a été concédé à Cafasso, consortium d’entreprises privées au sein duquel on retrouve le holding australien Macquarie, la firme gantoise Denys et l’entité néerlandaise PPP Infrastructure Investment B.V. Par le biais d’une convention  » DBFM « , Cafasso assure la conception, la construction, le financement et la maintenance de la prison. Pour justifier ce partenariat public-privé (PPP), la Régie des bâtiments, maître d’oeuvre, affirme que les pouvoirs publics ne sont plus en mesure de financer de tels mégaprojets. Souci : ces partenariats se révèlent souvent, in fine, très onéreux pour le budget de l’Etat : le coût serait 1,5 à 3 fois supérieur à celui d’un investissement direct. La France et le Royaume-Uni renoncent d’ailleurs aujourd’hui aux PPP carcéraux. Laurent Vrijdaghs, patron de la Régie, indique que le partenariat public-privé mis en place pour la prison de Haren coûtera à l’Etat 40,2 millions par an pendant vingt-cinq ans, soit un total d’un milliard d’euros. Les multinationales qui ont décroché le marché ont fait inscrire dans le contrat une clause d’indemnités de dédommagement en cas de rupture de contrat par l’Etat. Son montant, que la Régie refuse de confirmer, atteindrait les 20 millions d’euros. Une indemnité qui, note Inter-Environnement,  » reste largement inférieure aux surcoûts générés par les prisons en PPP « . D’où l’appel lancé à l’Etat par une douzaine d’associations (Observatoire international des prisons, Association syndicale des magistrats…) pour qu’il  » se désengage d’un contrat opaque et coûteux qui le lie à l’exploitation d’une prison surdimensionnée et mal localisée « .

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