La permutation

Une nouvelle inédite de Guy Vaes

Un employé du contrôle des changes, appelons-le Pascal, avait depuis l’enfance subi l’emprise de ses rêves. Au moins trois à quatre par nuit. De leur enchevêtrement résultait plus de malaise que d’angoisse, de grisaille que de noirceur, mais il arrivait qu’un rien de lumière néanmoins filtrât. Il envisageait alors de noter chaque épisode de sa seconde vie. Non pour en tirer un savoir intime, mais pour atténuer tant soit peu l’aridité de ses occupations. Et qui sait si, plus tard, relisant ces pages, il ne connaîtrait pas le sentiment d’avoir un peu vécu.

Une mise à la retraite anticipée, suivie d’une installation sur la côte, dans une station balnéaire où l’automne paraissait avoir engrangé ses ocres, incita Pascal à réaliser son ancien projet: tenir avec la plus grande fidélité le journal de ses rêves. Et ce qui était une fantaisie de désoeuvré devint, peu à peu, la passion d’un homme qui n’avait connu ni passion ni défi à relever. S’éveillait-il la nuit, il s’obligeait, malgré une tête confuse et une fébrilité qui gâtait son écriture, à jeter quelques repères sur le papier. Le lendemain, devant une cafetière et deux toasts beurrés, il entreprenait de redérouler des circonstances à l’enchaînement aussi fragile que la soie que sécrète le ver. Innombrables furent, au cours des premiers mois, ces ruptures que rien ne semble pouvoir empêcher, sauf, peut-être, les raccords nés de l’imagination, mais à celle-ci il refusa tout recours.

Par une tempétueuse après-midi d’avril qui faisait onduler le sable, il s’aperçut que sa mémoire se renforçait. La trame des épisodes venant à s’enrichir, la rédaction de ses rêves l’obligea à écrire plus longuement, à limiter la durée de ses sorties. Les marées du rêve se répandirent en dons, et ceux-ci exigèrent d’être correctement insérés dans les imbroglios nocturnes.

Jusqu’à ce jour, il avait encore eu le loisir de se promener à l’aise. D’achever la journée sur le môle, face aux improvisations de la lumière, puis d’effectuer un lent retour chez soi. A présent, il ne quittait plus son domicile qu’à la tombée du jour, mais brièvement. Passé midi, un sandwich lui suffisait; le crépuscule venu, un court-bouillon ou de malingres filets de sole ou de daurade. Ce qui l’acculait à ces restrictions, sinon à cette discipline de légionnaire? Le supplément de travail consécutif à sa remémoration accrue. L’interdiction faite à soi-même d’éviter toute remise au lendemain. La nécessité d’enrayer jusqu’à l’éventualité d’un retard involontaire, si absurde que cela sonne. N’y parviendrait-il pas, un éboulement de nuits retournées à l’état informe menacerait son entreprise. Plus d’une fois il fut amené à insérer des ajouts à son journal. Il l’avait cru sans omissions, espéré sans négligences… Erreur…

Son existence diurne, presque dépourvue de tout contact depuis qu’il habitait sur la côte, se soldait par des échanges de banalités avec les commerçants. Ses amis d’autrefois, ceux qui auraient pu attester qu’il avait bel et bien existé, qu’il avait même occupé une case dans l’échiquier urbain, ne le rejoignaient plus que dans son sommeil, le plus souvent sous des travestissements qui ne le trompaient qu’à moitié.

La relation de ses rêves lui prenait la matinée et l’après-midi. Il arrivait même qu’elle exigeât un bout de la soirée. Sortir de chez lui, c’était abandonner son vrai domicile: le journal. Chaque épisode y réclamait une mise au point exhaustive. En effet, il n’y avait pas que le détail mais aussi l’atmosphère, et celle-ci, par ses nuances rebelles à l’expression, nuances presque sans liens avec les impressions diurnes, l’emportait parfois en importance sur le détail, le foisonnant détail.

Survint la nuit où rêver consista à naviguer à contre-courant. L’aujourd’hui de Pascal n’était plus qu’une mine désaffectée. Chaque journée était la réplique de la précédente, ce qui ressemblait à une annulation. C’est alors que, dans une pagaille d’oiseaux, les images du passé s’efforcèrent de remplir un vide, mais, provenant la plupart d’une existence routinière, elles ne purent compenser grand-chose. Malgré leur don de varier les apparences, les rêves, comme un tissu que l’usure a rendu transparent, finirent par révéler d’accablantes répétitions; et il arriva plus d’une fois que leur nombre se restreignît.

Mais si cet appauvrissement était trompeur? Ne traduisait-il pas en réalité une sorte de décantation, l’obtention par notre rêveur d’un retour à la simplicité? Bref, la garantie d’un déchiffrement aisé. Pascal toutefois demeura sceptique. Ne serait-il pas urgent pour son bien-être, et pour le renouvellement de ses rêves, de relancer l’une et l’autre de ses relations d’antan? Ce n’était plus l’air marin qui pouvait encore l’oxygéner. Et s’il prenait date avec cette femme, Edna, qu’il avait fréquentée jadis, et qui, à son étonnement, lui avait adressé un mot aimable, lui apprenant qu’elle vivait à présent sur la côte, dans une station où elle assurait la gérance d’une boutique. Qui donc avait pu l’informer de l’endroit de sa retraite? Sa solitude laborieuse justifiait-elle le fait de ne pas lui avoir répondu? Il retrouva le mot d’Edna au fond d’un tiroir, et ceci le ramena cinq saisons en arrière.

Pareille désinvolture de sa part, même si elle avait eu pour cause la crainte de voir la femme accourir, le blessa comme une marque de grossièreté que son éloignement du monde n’atténua pas. Mais quelle excuse inventer? Toute allusion à son journal, à l’impossibilité de s’en détacher, était hors de question. Quant à d’autres prétextes… Il renonça par conséquent à se faire pardonner, et, phénomène compensatoire, sa conscience troublée lui valut une suite de rêves intéressants. Avoir mal agi lui apporta un soulagement. Mais la symbolique de ses rêves lui parut bientôt trop évidente pour que s’en renouvelât le contenu.

Heureusement les contrariétés de l’âge lui fournirent quelques ressources. S’il n’avait pas un tempérament dépressif, il était néanmoins la proie de cette mélancolie sans causes discernables, qui entrave le geste, érode la réflexion, situe dans le lointain les choses les plus proches, repeint en tons moroses vos alentours. Un aujourd’hui étale s’étendait jusqu’au terme de sa vie. Cela lui rappelait le monde des Anciens, lesquels appréhendaient, si leurs navires en approchaient trop le bord, de basculer dans le vide.

Ses nuits, au cours d’un hiver cellulaire et d’un printemps largement déployé, charrièrent des épisodes empruntés à des rêves d’autrefois, certains remontant au début de son ascèse. Et ces épisodes s’imprégnaient d’une amertume si poignante que notre homme s’éveillait dans l’état d’esprit où vous plonge un aveu obtenu sous contrainte. Si pénibles que fussent ces heures d’apparence stérile, éprouvantes les journées consacrées à des « transcriptions », elles témoignaient quand même du renouvellement desdits épisodes, tant par le rythme que par leur agencement, et surtout par une atmosphère à laquelle l’inconscient apportait des soins inspirés. Aussi Pascal, soucieux de ne pas trahir ces variantes, retrouva-t-il un peu de sa passion.

Mais comment à la longue se leurrer davantage? Comment retarder le travail de sape des nerfs, lesquels infiltrent nos places fortes, nos dernières poches de résistance, avec plus de soudaineté qu’un commando d’élite? Pascal était un bois dont chaque fourré peut dissimuler un agresseur. Il ne sortait plus guère; il se faisait apporter ses repas. Les clartés du dehors et l’horizon marin étaient à présent domiciliés dans ses fenêtres.

Trois saisons s’écoulèrent. Vivre n’étant plus de son ressort, Pascal se contentait d’écrire. La narration de ses rêves commençait à déborder de ses journées. Leur crue envahissait ses nuits. Trois heures d’un lourd sommeil, voilà ce dont il se contentait. Finissait-il par s’endormir, c’était d’épuisement. Ce qui alors se dévoilait à son regard intérieur, et le fit avec l’obstination de la goutte d’eau du supplice chinois, ne lui signifiait-il pas l’assèchement de ses fonds? Ce n’était ni l’amorce d’une fuite devant un ennemi sans nom, ni la reconstitution subite d’un lieu de sa jeunesse. C’était une vision d’aspect statique, du moins à première vue, et qui lui rappelait certains tableaux de musée.

L’objet de la vision était un homme. Assis à une table, dans la pièce où Pascal avait l’habitude d’accomplir sa tâche quotidienne, il écrivait. Quoiqu’il se présentât de dos, Pascal l’identifia d’emblée. C’était lui-même. Et la vision de ce double en train de recueillir ce qu’il y a de plus périssable, et cela d’une main que ralentissait la recherche d’un mot, offrait la netteté d’un portrait d’Ivan Le Lorraine Albright, l’artiste américain dont l’oeil a les propriétés du microscope. Et cette vision de soi-même en scribe décrivant une suite d’images inspirées de la vie quotidienne, mais n’ayant cette fois plus rien à offrir, sinon un autoportrait reproduit à satiété; cette vision-là se réimposa durant tout un hiver et un printemps. Elle soumettait Pascal à une patience de miniaturiste menacé de vertige. Et l’évocation de son double incliné sur un épais cahier, il dut la recommencer chaque jour, car, durant ses rares heures de sommeil, il lui découvrait – la vision ne se donnait jamais relâche – d’autres infimes singularités. Seulement il ne parvenait pas à lire ce que la main écrivait. Une nuit pourtant il réussit à se rapprocher – mouvement qui lui avait été interdit au cours de ces deux dernières saisons – de la table servant de bureau. A présent, il se tenait derrière son double; il reconnut l’écriture calligraphique; il se pencha par-dessus l’épaule de l’homme, la sienne, et lut: « Et l’évocation de son double incliné sur un épais cahier, il dut la recommencer chaque jour, car, durant ses rares heures de sommeil, il lui découvrait -la vision ne se donnait jamais relâche- d’autres infimes singularités. »

Le lendemain matin, ses ablutions terminées, Pascal s’assit à sa table et, pour la énième fois, il entama la description maniaquement précise du double. Elle lui prit un temps considérable. La nuit, enfin, vit s’éteindre l’éclairage de la digue alors qu’il écrivait : « Et l’évocation de son double incliné… » Le poignet affaibli, les doigts gourds, il se braqua sur le tracé des lettres plus que sur le contenu de la phrase. Et quand il acheva d’écrire, mais de quelle main exténuée! les mots: « d’autres infimes singularités », il demeura un moment sans bouger. Il aurait voulu tourner la tête, lever les yeux: il était persuadé que quelqu’un, penché par-dessus son épaule, lisait son texte.

Mais il ne trouva pas le courage de se retourner.

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