La pente fatale

La descente reste l’exercice le plus spectaculaire du ski, mais aussi le plus périlleux. Sept ans après Ulrike Maier, Régine Cavagnoud l’a payé de sa vie. Risques, conflits et réglementation

Moins de deux jours après avoir heurté le coach allemand Markus Anwander, lors d’un entraînement de descente sur le glacier de Pitzal (Alpes autrichiennes), la skieuse française Régine Cavagnoud, 31 ans, est décédée à l’hôpital universitaire d’Innsbrück. Plus de deux semaines plus tard, l’entraîneur allemand, opéré à la colonne vertébrale, fait toujours l’objet de soins attentifs.

Vitesse maximale, faute interdite, émotion garantie: la descente est la discipline la plus spectaculaire du ski. Comme celle que se livrent les bolides de la formule 1, c’est la course limite qui fascine. A l’image du Tourmalet ou de l’Izoard, hauts lieux du Tour de France cycliste, elle possède également ses rendez-vous mythiques: Kitzbühel en Autriche, Wengen en Suisse ou Val-d’Isère en France. En revanche, l’exercice reste le plus dangereux du ski. Au cours de la dernière décennie, il s’est avéré fatal à quatre skieurs, dont trois fois à l’entraînement (1). « En descente, le skieur vit journellement avec la crainte de l’accident », affirme Jean-Pierre Dugailly, durant près de trente ans directeur technique de la fédération belge et qui, à ce titre, a partagé à la fois les émotions des sportifs et les responsabilités de l’organisation de multiples championnats de Belgique. « Ce sentiment commun devant le danger provoque d’ailleurs un grand respect mutuel entre compétiteurs, tous niveaux confondus », a observé le technicien belge, dont les ouailles, aux qualités plus modestes, ont, par exemple, très souvent partagé les pistes d’entraînement avec les championnes françaises.

La mort instantanée de l’Autrichienne Ulrike Maier, en 1994, à Garmish-Partenkirchen, où elle était entrée en collision avec un petit poteau, a secoué les consciences à propos des risques inhérents à la compétition de ski. C’est à la suite de cet accident que la FIS (Fédération internationale de ski) a imposé des normes de sécurité plus sévères et, surtout, a édicté la fameuse « déclaration des athlètes pour l’octroi d’une licence internationale FIS », indispensable pour participer aux compétitions internationales. Le décès de la championne autrichienne avait, en effet, coûté très cher à la FIS. A l’époque, celle-ci a finalement préféré un arrangement financier plutôt que la poursuite du procès que lui avait intenté la famille d’Ulrike Maier. Car la présence d’un piquet supportant une cellule de chronométrage, comme celui qu’a heurté la skieuse, risquait d’être jugé comme une faute relevant de la responsabilité sportive.

A présent, en apposant sa signature au bas du document lui octroyant sa licence, le skieur s’engage très loin: il se déclare être conscient des dangers propres à la compétition et il assume des responsabilités. Exemple: « En prenant le départ, je reconnais que la nature et l’état des installations sont conformes. Je suis seul responsable du choix de mon équipement et de ma ligne de course, ainsi que de ma capacité à maîtriser cette ligne. » De la sorte, la FIS ainsi que les organisateurs ponctuels se trouvent juridiquement mieux à l’abri. Quant au skieur, il n’est pas dépourvu pour autant. Il a toujours le droit de ne pas prendre le départ, s’il n’est pas d’accord avec les conditions de course. Et, auparavant, il a également son mot à dire dans l’élaboration de ces dernières.

En effet, le concurrent peut formuler ses remarques et exigences concernant une épreuve à son chef d’équipe. Celui-ci, après chaque entraînement, participe à la réunion de concertation. En prélude à chaque épreuve, ces rencontres, obligatoires, rassemblent toutes les parties concernées (coureurs, organisateurs, fédérations, services de sécurité, etc) afin de mesurer les dangers et de décider souverainement du déroulement de la course. Jusqu’au dernier moment, celui-ci peut être remis en question par l’une des parties. Si l’une ou plusieurs d’entre elles éprouvent des réserves sur certains points particuliers, sans pour autant s’opposer à l’évolution de l’épreuve, elles peuvent les faire apparaître dans le procès-verbal de la réunion. Il s’agira, le cas échéant, d’un argument a posteriori. « Mais, en réalité, dans ce processus d’examen, s’il est du devoir de chacun de contrôler les autres, on tente néanmoins de privilégier le climat de confiance », affirme l’ancien chef d’équipe belge.

Désormais, la FIS impose donc des règles très strictes. Des spécialistes agissent à tous les niveaux. Tout est passé au crible. Le tracé de la piste est confié à des experts, capables d’estimer parfaitement la topographie des lieux. La participation à un minimum de deux jours d’entraînement sur la piste de l’épreuve est exigée de la part des concurrents, sous peine d’exclusion. L’emplacement des officiels, contrôleurs, chronométreurs ou journalistes, tous rigoureusement « badgés », est sévèrement étudié et réglementé, avec interdiction absolue de quitter sa place. Exemple: jamais personne ne peut prendre position à l’extérieur d’un virage, vers lequel le skieur risque d’être déporté. Pas de course non plus sans l’installation des mesures de protection, minutieusement vérifiées: filets de réception, simples ou doubles, tracé de dérivation, etc.

Le choix de l’horaire

L’horaire de départ des skieurs est soigneusement minuté, avec des intervalles suffisants interdisant toute possibilité de présence simultanée sur le parcours. Pour s’en assurer, les responsables de chaque poste sont reliés entre eux par radio sur une longueur d’onde exclusive, comme le sont aussi les membres d’une même équipe, chacun via son canal propre. Toutes ces règles, et bien d’autres encore, sont d’application obligatoire dans toutes les épreuves officielles de la FIS, ainsi qu’à l’occasion des entraînements qui les précèdent. A la moindre erreur ou manquement, le fautif est démis de sa fonction.

En revanche, contrairement à tout ce qui entoure ces compétitions officielles, les entraînements libres, individuels ou par équipes, ne tombent pas sous la contraignante réglementation de la FIS. A ces séances, privées par définition, et qui s’effectuent souvent entre équipes de pays différents, la sécurité est donc régie par des conventions bilatérales. A défaut de règlement strictement établi, celles-ci reposent néanmoins sur le canevas en usage en compétition. Ici, ce sont les chefs d’équipe qui décident des modalités de l’entraînement en commun. La priorité du choix de l’horaire est généralement laissée à la délégation la plus prestigieuse. « Dès lors, en temps que représentant d’un « plat pays », sans réelle culture des sports de neige, il faut faire preuve de modestie pour être accepté », affirme Dugailly. A l’occasion de leurs séjours ponctuels en montagne avec des champions étrangers, les skieurs belges se sont toujours pliés à cette consigne.

Certes, hors compétition, il existe un peu plus de laxisme. Toutefois, dans la mesure où, dans ce cas, le respect des règles de sécurité élémentaires repose prioritairement sur les entraîneurs des équipes, ceux-ci doivent en posséder toute la maîtrise. Dès lors, la formation de ces enseignants de la glisse est absolument primordiale et n’autorise aucune négligence. Il existe un monde de différence entre le moniteur pour vacanciers et l’entraîneur de compétiteurs professionnels. Au plus haut niveau, outre les connaissances techniques, il faut également que le second ait acquis le souci d’une rigueur absolue dans l’application des règles de sécurité.

Dans l’hommage qu’il a rendu à Régine Cavagnoud, Jean-Claude Killy, triple champion olympique, à Grenoble, en 1968, a rappelé que la skieuse de La Clusaz « avait, en toute confiance, mis sa sécurité entre les mains des autres. Elle avait confié sa vie à un système qui ne l’a, hélas, pas prise en compte… ».

Il arrive donc, malgré tout, que les normes de sécurité convenues ne sont pas respectées. Pressés par les intérêts financiers que recherchent les stations organisatrices et les sponsors à la faveur des retransmissions télévisées, on agit encore quelquefois à la légère. La télévision est souvent tenue à un horaire strict. Alors, parfois, des courses se déroulent dans de mauvaises conditions de visibilité, sur des pistes trop ou insufisamment enneigées, dans le brouillard. Or le matériel est sans cesse plus performant et les vitesses toujours plus élevées.

Dès lors aussi, en cas d’accident grave, il y a nécessairement enquête judiciaire. Et il n’existe plus de clause d’exclusion de responsabilité. C’est la justice qui tranchera. Sur le glacier de Pitzal, une championne du monde est entrée en collision avec un entraîneur arrêté sous une bosse et caché à sa vue. L’un des deux ne devait pas se trouver là. Il semble qu’un problème de communication se trouve à l’origine du drame. L’enquête établira les causes. Elle ne rendra pas la vie.

(1) L’Autrichien Gernot Reinstadler, en 1991, à l’entraînement à Wengen (Suisse); l’Autrichien Peter Winsberger, en 1992, à l’entraînement à Altenmarkt (Autriche); l’Autrichienne Ulrike Maier, en 1994, en course à Garmisch-Partenkirchen (Allemagne) et Régine Cavagnoud.

Emile Carlier

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