La peinture qui se tait

Guy Gilsoul Journaliste

Est-il possible d’être seulement  » dans  » la peinture, cet univers vivant si proche de l’athanor des alchimistes et si loin des préoccupations du monde? Quatrième volet de notre série sur les enjeux de la peinture.

si proche de l’athanor des alchimistes et si loin des préoccupations du monde ? Quatrième volet de notre série sur les enjeux de la peinture.

Il existe chez Sennelier (un des plus grands fabricants de couleurs), m’expliquait un ami pastelliste, un gris très particulier. En le mélangeant à un vert lui aussi très précis, on obtient une teinte d’une lumière inégalée. Or le fabricant m’a annoncé hier qu’il ne la fabrique plus. C’est terrible…  » Dans l’atelier d’un autre peintre, sur un appui de fenêtre, se trouve un bocal en verre transparent contenant un liquide précieux d’une belle teinte de miel :  » C’est le soleil qui, année après année, a cuit cette huile, me confie l’artiste. Elle devient légèrement plus siccative et donne une onctuosité à la pâte tout en la réchauffant de façon très subtile. Celle-ci a 10 ans d’âge et j’attends encore un peu avant de l’employer. « 

Un processus alchimique

Oui, comme leurs aînés des siècles anciens, certains peintres savent que leur art relève d’un processus alchimique. Au demeurant, du Moyen Age jusqu’au siècle des Lumières, l’alchimiste utilisait les mêmes matériaux que l’artiste et parlait de la pierre philosophale comme d’une  » teinture « . Le peintre donc, à force de provoquer des métamorphoses successives de ses matériaux, visait et vise encore à obtenir l’or le plus pur. Entendez, la teinte rare et vivante de lumière et d’air, de mouvements imperceptibles et de sourires. Or c’est là aussi la condition de leur métamorphose mentale et, en final, leur  » grand £uvre « . Et pour cela, ils sont prêts à traverser les montagnes et les vallées pour chercher la poudre qui leur convient et qui, souvent, quand elle n’est pas un pur produit naturel, est elle-même le fruit de savantes et obscures recettes : le bleu du lapis lazuli des robes des Vierges médiévales provenait des montagnes de l’actuel Afghanistan ; le jaune indien était obtenu à partir de l’urine d’animaux empoisonnés… Et puis, il y a l’action du feu ou de mélanges inattendus pour nuancer la teinte. Le tournesol (morella) associé à l’acide donne du rouge et du bleu en association avec une solution alcaline. Dans les détrempes du Moyen Age, on détecte la présence de vinaigre, de miel, de savon, de sève de figuier ou encore de sucre. Et cette fascination remonte à loin. Très loin. Les variations qui vont de l’ocre au rouge des £uvres rupestres de la préhistoire sont bien le fait du feu. Le violet trouvé dans la grotte de Lascaux est fabriqué à partir de manganèse, le blanc est parfois obtenu par le broyage des os. Le bleu égyptien (2500 av.-J.C.) résulte de la fusion de chaux, d’oxyde de cuivre et de quartz. On a relevé pas moins de 25 pigments différents dans les fresques de Pompéi et, plus près de nous, le fameux bleu d’Yves Klein aura demandé des années de recherche. A 80 ans, isolé dans le Connecticut, le peintre Albers (l’un des grands professeurs du Bauhaus) – qui se décrit comme  » un vieux fou enfermé dans une cave, qui fait des carrés jour et nuit  » – travaillait avec 80 sortes de jaune, 40 gris…  » Ce tableau que vous voyez là, confiait-il, je ne peux pas le finir, j’attends un bleu de Paris. Confronter deux couleurs, ça me bouleverse. « 

Peinture sans parole

Le peintre, oui, et ce depuis que la peinture existe, connaît ses moments de pur bonheur, même si, chaque jour, cherchant à aller toujours plus avant dans ses recherches, son estomac se noue, ses dents se serrent. Mais le peintre est sans doute le seul à percevoir ce que nos yeux, par trop paresseux à force de se contenter de reproductions, ne voient plus. Tant pis. Il continue. Brillance, saturation, chaleur… Il y a tellement de paramètres liés à la matière d’abord, mais aussi au support sur lequel elle va s’étendre, à la manière de la poser, de la juxtaposer, de la superposer… Alors, peu importe le sujet. Ce sera un paysage, un nu ou mieux encore une nature morte. Cézanne s’est souvent contenté de quelques pommes. Avant lui, Bruegel de Velours fait chanter de minuscules fleurs bleues, blanches, rouges, et le Portrait d’homme peint par Véronèse est davantage une peinture qu’un sujet peint. Plus près de nous, Giorgio Morandi a consacré presque toute son £uvre à provoquer la symétrie à partir de presque rien : un pot, une noix, une bouteille suspendus sur le fond de lin cru. Idem pour Nicolas de Staël pour qui le sujet n’est finalement qu’un prétexte à peindre. Ce sont tous des géants. Leur discours : une peinture muette. Mais dans leur quête incessante, il s’agit moins de recettes que de trouvailles dues souvent au hasard :  » Le contact avec la toile, disait Nicolas de Staël, je le perds à chaque instant et le retrouve et le perds. Il le faut bien parce que je crois à l’accident. Je ne peux avancer que d’accident en accident.  » En fait, depuis des siècles, il n’est question que de la tension de l’espace, le souffle qui l’habite, les accords, les rapports entre les masses, les tons, les rythmes, ce que certains ont commis l’erreur de résumer à un formalisme. Car, à partir de ces mêmes interrogations, avec des moyens chaque fois renouvelés, cette peinture sans parole nous invite à chercher, avec elle, un peu de l’or de l’univers. Quel fabuleux cadeau.

Nicolas de Staël. Présenté à Martigny (Suisse) dans le cadre de l’exposition De Staël, 1945-1955. Fondation Gianadda. Jusqu’au 21 novembre. Tous les jours, de 9 à 19 heures. www.gianadda.ch

Morandi. Présenté à Toulon dans le cadre d’une rétrospective. Hôtel des Arts. Jusqu’au 26 septembre.

Tous les jours, de 10 à 18 heures. www.hdatoulon.fr

Véronèse. Présenté à Londres dans le cadre de l’exposition des Chefs-d’£uvre européens du musée de Budapest de Leonardo à Schiele. Royal Academy. Du 25 septembre au 12 octobre. Tous les jours, de 10 à 18 heures. Le vendredi jusqu’à 22 heures. www.royalacademy.org.uk

La semaine prochaine

5. La peinture qui régénère.

GUY GILSOUL

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