La part d’ombre

Placé en garde à vue en décembre dans l’affaire des frais de police, attendu au tournant d’autres dossiers judiciaires, l’ex-pilier du sarkozysme doit lutter sur plusieurs fronts. Au risque d’exposer ses failles. Coulisses d’un parcours qui transforme un grand commis de l’Etat en homme de réseaux très secrets.

Hier encore, il pouvait tout ou presque. Et le voici désormais justiciable comme tout un chacun. Le marathon judiciaire de Claude Guéant a commencé le 17 décembre, à 8 heures. Pour cette première étape, l’ex-bras droit de Nicolas Sarkozy à l’Elysée a dû s’expliquer sur les frais de police, des sommes destinées aux fonctionnaires qu’il aurait indûment perçues entre 2002 et 2004. Même s’il est sorti libre, il sait que d’autres dossiers pointent déjà à l’horizon : affaire Tapie, vente suspecte de tableaux à un avocat malaisien pour financer l’achat de son appartement parisien… Des dossiers où affleure la part d’ombre d’un homme public dont on croyait, à tort, connaître tous les contours.

Le vide du pouvoir perdu, Claude Guéant a eu le temps d’en prendre la mesure depuis la défaite de Nicolas Sarkozy, en mai 2012. Il n’est plus qu’un avocat discret dont le cabinet, situé dans le Paris des beaux quartiers, affiche une sobriété monacale. Lorsqu’il ne travaille pas, il se consacre à ses quatre petits-enfants, avec lesquels il s’offre des voyages. Certains de ses amis, naguère empressés, détournent le regard, ou s’interrogent sur son train de vie. L’ancien président de la République s’est lui-même soucié auprès d’un proche des conditions d’achat, en 2008, d’un 100-mètres carrés situé dans le XVIe arrondissement :  » Dis-moi, l’appartement de Claude, tu l’as vu ?  » a-t-il demandé.

 » Claude  » inquiète certains de ses anciens collaborateurs. Son image autrefois si lisse, presque terne, de serviteur de l’Etat aux costumes stricts et impeccables, résiste mal aux expertises, judiciaires et médiatiques, et à l’époque nouvelle. S’il avait une seconde vie, une vie où tourbillonnaient l’argent et les fréquentations inattendues, elle tarde à livrer tous ses secrets, publics ou intimes. Bien sûr, on le voit, de temps à autre, dîner au Stresa, table très courue du VIIIe arrondissement, en compagnie d’un dernier carré de fidèles, mais lui-même semble un peu perdu, menant le combat sur plusieurs fronts, tiraillé entre hier et aujourd’hui, entre le Guéant qu’il fut et celui qu’il est devenu.  » Jamais, dans ma vie, je ne me suis rendu coupable de la moindre malhonnêteté « , s’indignait-il, en novembre dernier, dans un entretien à Paris Match. La justice semble en douter.

Ce destin tourmenté oblige d’abord à revenir à la source. A Vimy, la commune du Pas-de-Calais où ce fils d’une institutrice et d’un employé d’une entreprise de transport voit le jour le 17 janvier 1945. De cette enfance modeste, riche en succès scolaires, il garde le goût de l’effort, un profond respect pour la  » France qui se lève tôt « , louée bien plus tard par un certain Nicolas Sarkozy. Il en conserve aussi une forme d’affection indulgente pour les audacieux, les persévérants, capables d’aller à contre-courant. D’où son admiration pour un Bernard Tapie, sulfureux risque-tout dont il affirme qu’il  » sent le peuple « , ou sa fidélité à Rachida Dati, qu’il a souvent soutenue dans l’adversité.

De Vimy à Paris

Son parcours suit la courbe des Trente Glorieuses. Avec, au passage, un détour par le Minnesota, Etat de l’Amérique laborieuse, où son accessit au concours général d’anglais lui vaut de séjourner un an. De retour à Paris, il s’ouvre les portes du temple de la méritocratie républicaine : l’ENA. Sorti 17e, il opte pour la préfectorale.  » J’avais le goût du concret et de la province « , explique-t-il. A 32 ans, il effectue un premier passage au ministère de l’Intérieur des années Giscard, puis enchaîne les affectations. A droite comme à gauche, sa force de travail séduit.

Titularisé préfet en 1992, Guéant aurait pu voler de préfecture en préfecture, se fondre parmi les cadres discrets de la nation. Mais la victoire de la droite aux législatives de 1993 et surtout la nomination de Charles Pasqua à l’Intérieur donnent un élan décisif à sa carrière. Le virus de l’action, inoculé par la répétition des crises (prise d’otages de la maternelle de Neuilly en 1993, détournement d’un avion Alger-Paris en 1994, attentats islamistes en 1995 et 1996…), ne le lâchera plus. Promu directeur général de la police nationale (DGPN), il est au coeur de la machine, au plus près des dossiers chauds, corses notamment. Les hommes de terrain, souvent méfiants à l’égard des préfets, comprennent vite que celui-ci n’a rien d’un technocrate en transit, malgré ses bonnes manières et ses lunettes cerclées.

A cette époque, il se méfie encore de la politique. Circonspect, il observe les intrigues de basse police, dont l’époque est friande. Tandis que la guerre Chirac-Balladur fait rage en vue de la présidentielle de 1995, Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget et porte-parole du gouvernement de ce même Balladur, intéresse beaucoup les Renseignements généraux. Il faut dire qu’Yves Bertrand, leur patron, a choisi Chirac. Ses troupes l’abreuvent d’informations sur Sarkozy, perçu comme un traître.

Claude Guéant, qui ne connaît pas encore Nicolas Sarkozy, reste neutre. On le sait capable de résister au vent du changement, de servir un jour sous Pasqua, le lendemain sous Chevènement. Même sa vie privée semble obéir aux exigences de la ligne droite : son épouse, Rose-Marie, elle aussi originaire de Vimy, demeure d’une absolue discrétion ; ses deux enfants, Marie-Sophie et François, font leur vie sans tapage dans l’ombre paternelle. Quant à lui, il n’a pas le temps de les observer grandir. Et cette culpabilité restera longtemps son plus grand fardeau…

De Sarkozy, Guéant admire l’énergie, la force des mots

L’année 2002 marque une césure dans ce trajet rectiligne. Un homme change le cours de sa vie, lui donnant l’opportunité d’assumer ses idées en politique : Nicolas Sarkozy, dont l’arrivée surprise au ministère de l’Intérieur préfigure un chambardement à droite. Guéant admire son énergie, la force de ses mots. Sarkozy, lui, sait que les révolutions n’ont pas seulement besoin d’hommes pour prendre d’assaut les citadelles. Qu’il en faut d’autres pour les rebâtir. Guéant, avec son esprit pragmatique et sa connaissance des rouages policiers, est de ceux-ci.

Cette complicité grandissante n’empêche pas l’homme de Vimy de rêver à d’autres horizons, et d’un poste très convoité : préfet de police de Paris. A l’Elysée, Chirac s’y oppose. Lors d’un déjeuner au ministère des Finances, son indignation éclate.  » C’est injuste « , répète Guéant, le teint blême. Des semaines durant, il rumine sa déception. Passé l’épreuve, sa conviction est faite : le voici à 100 % sarkozyste.

Arrive le sacre de mai 2007. Promu secrétaire général de l’Elysée, il devient celui sans qui rien ne se décide. Il est à la fois l’ombre et la lumière. Le président ne jure que par lui. Plus hyperactif que jamais et empêtré dans les affres de sa séparation d’avec Cécilia, Nicolas Sarkozy délègue plus qu’aucun autre chef de l’Etat auparavant, et invente ainsi une fonction qui ne figure pourtant pas dans la Constitution : celle de vice-président de la République.

La classe politique, contrainte de se plier à ses desiderata, prend la mesure de sa puissance.  » Guéant était toujours disponible, courtois, habillé de la même façon, impavide, raconte Catherine Pégard, une conseillère de Sarkozy désormais présidente de l’établissement public du château de Versailles. Je ne l’ai jamais vu en colère, mais il pouvait être impitoyable sans élever le ton.  »

 » Claude  » ne veut pas dépendre des seules administrations, et cultive donc son propre réseau, composé d’hommes d’affaires, d’intermédiaires sans frontières. Ces pérégrinations, le plus souvent officieuses, l’amènent à côtoyer de singuliers personnages. Avec Ziad Takieddine, fils d’un ancien ministre libanais, l’entente est d’emblée cordiale. L’homme est fortuné et a de l’entregent ; il a ses entrées en Arabie saoudite, en Syrie, en Libye. Pareil carnet d’adresses peut favoriser les affaires du pays. Takieddine intervient donc, avec des résultats contrastés, dans des dossiers aussi divers que les contrats d’armement et de matériel de sécurité avec le royaume wahhabite, et la libération des infirmières bulgares détenues en Libye.  » Guéant avait le monopole des relations entre ce pays et la France, précise Takieddine. Je réglais tout avec lui. On se voyait dans un grand hôtel parisien, le Sofitel, de 7 h 50 à 8 h 15. C’est là que nous avons évoqué pour la première fois le sort des infirmières. J’ai effectué plusieurs voyages à Tripoli. Quand j’ai senti que le processus était bien enclenché, je lui ai dit : « Maintenant, il faut y aller ! »  »

Au printemps de 2008, le couple Guéant, qui n’a connu pour ainsi dire que des logements de fonction, achète, pour 717 500 euros, un appartement de près de 100 mètres carrés dans le XVIe arrondissement, à deux pas du bois de Boulogne. Mais Rose-Marie n’y passera que quelques mois. Atteinte d’un cancer foudroyant, elle décède en octobre 2008. Le lendemain des obsèques, le veuf réunit les membres de son équipe pour les remercier de leurs attentions. Puis il prévient :  » Je serai encore plus disponible qu’auparavant « , comme s’il ne pouvait se permettre le luxe de céder à la tristesse.  » En privé, il était dévasté, assure un proche. Un changement complet s’est alors opéré en lui. En fait, (son épouse) venait de la même région que lui, elle était détentrice des mêmes valeurs. C’était la gardienne de sa personnalité. Il ne faisait rien sans lui en parler. Du jour où elle est partie, il a dérivé.  »

Dans ce contexte douloureux, un homme dont il a fait la connaissance en 2006 gagne son amitié : Alexandre Djouhri, personnage influent – et controversé – des grandes transactions internationales. Issu de la banlieue parisienne, c’est une sorte d' » anti-Guéant « , au parcours atypique. Sa jeunesse mouvementée, loin des dorures et des bancs de l’ENA, ne l’a pas empêché de faire fortune en tissant un réseau de relations au Moyen-Orient, au Maghreb, en Russie et en France. Peu à peu, grâce à son ami  » Claude « , il monte en puissance, et écarte les concurrents, à commencer par Takieddine, coupable de chasser parfois sur les mêmes terres. Selon l’intermédiaire franco-libanais, c’est à cette époque que l’Elysée et Guéant auraient  » mis la France dans les mains du Qatar « . Takieddine, lui, est plus proche de la monarchie saoudienne.

Guéant est fasciné par la personnalité de celui qu’il appelle très vite  » Alex « . Dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, certains conseillers redoutent une forme d’emprise de la part de ce dernier. L’un d’entre eux affirme avoir averti  » Claude « , et s’être heurté à une réponse sèche :  » Vous avez tort.  » Grâce à lui, Djouhri est officiellement reçu à quatre reprises par le chef de l’Etat, comme le démontrent les agendas saisis dans le cadre de l’affaire Bettencourt.

En 2010, le  » vice-président  » commence à ressentir une certaine lassitude. En dépit de son flegme, il peine à encaisser les colères présidentielles. A chaque fuite embarrassante dans la presse, Nicolas Sarkozy se tourne vers lui, qui n’est pas toujours en mesure de donner la bonne explication.  » Il n’était pas demandeur de l’Intérieur, se souvient Brice Hortefeux, son prédécesseur. Il briguait en fait les Affaires étrangères ou la Défense.  »

Est-il victime de la nouvelle majorité ? Ou de lui-même ?

Ce sera pourtant l’Intérieur. L’Intérieur par défaut, dans ce bureau qu’occupèrent avant lui Clemenceau, Mitterrand et… Sarkozy. Sa priorité : gérer la boutique. A quelques mois de la présidentielle de 2012, l’heure n’est pas aux réformes d’envergure. Autant endosser le costume de premier flic de France, à droite toute, dans le sillage de Patrick Buisson, le très écouté conseiller du président.

Guéant réside alors Place Beauvau, où son rythme ne ralentit guère. Comme au Château, il lui arrive d’appeler ses conseillers à 6 h 30 afin de présenter sa revue de presse et de solliciter leur avis. Pour la première fois au cours de sa vie professionnelle, il s’use. En juillet 2011, la machine craque : artère coronaire bouchée. Alors qu’il est opéré, ses deux enfants, désormais âgés de 39 ans et 36 ans, en froid l’un avec l’autre, s’unissent pour s’en prendre au cabinet :  » Vous allez le tuer au travail !  » Mais le ministre récupère et remonte rapidement au front. En mars 2012, à quelques semaines du premier round présidentiel, Nicolas Sarkozy l’envoie à Toulouse superviser l’opération contre le terroriste Mohamed Merah.

La séquence politique, commencée dix ans plus tôt à Beauvau, est sur le point de s’achever, toujours à Beauvau. Sarkozy échoue dans sa course à l’Elysée, et Claude Guéant dans sa conquête de la circonscription de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).

L’ex-ministre tourne alors le dos à un monde qui n’a jamais été vraiment le sien, et tente une incursion dans celui des affaires. En Jordanie, il conseille, pour 25 000 euros, une entreprise liée à une banque islamique. En Afrique, continent qu’il a parcouru sous toutes les latitudes du temps de l’Elysée, il joue les VRP de luxe. A l’automne 2012, il s’immisce dans une négociation entre l’entreprise aéronautique Reims Aviation et la Guinée équatoriale. A deux reprises, il accompagne à Malabo le patron de cette société, Serge Bitboul. Officiellement, les voyages ont pour but la vente d’un modèle d’avion. Mais ce sujet, selon un témoin, n’aurait été qu’effleuré. Une rencontre avec le président Teodoro Obiang se révèle infructueuse. Le déplacement se solde cependant par des factures exorbitantes d’un montant d’environ 11 000 euros à la charge de Reims Aviation, en grande difficulté financière. Là encore, la justice enquête…

Pour s’assurer une reconversion et des revenus, l’ex-pilier du sarkozysme devient avocat et prête serment en décembre 2012. Me Guéant partage des bureaux avec son fils et associé. Leur société – Guéant avocats, au capital de 10 000 euros – pratique des honoraires élevés (de l’ordre de 700 euros l’heure, semble-t-il) mais bien éloignés des standards internationaux. Le carnet d’adresses paternel ne suffit pas à trouver des clients. Même en Afrique. Grâce à l’entremise de son confrère Robert Bourgi, grand artisan de la Françafrique pour le compte des présidents de droite, Guéant met un pied au Gabon. L’homme fort du pays, Ali Bongo, le reçoit chaleureusement, mais sans donner suite à ses propositions. L’ancien ministre découvre à ses dépens que la sympathie des chefs d’Etat africains va d’abord au pouvoir en place… Du coup, il conseille un groupe belge, Semlex, spécialisé dans la fabrication des documents administratifs biométriques (passeports, cartes d’identité, cartes d’électeur). Cette opération lui rapporte 450 000 euros, versés en trois fois sur son compte bancaire, à Paris.

Quoi qu’il fasse, Claude Guéant peine à rebondir, et plus encore à sortir du maelström judiciaire. Est-il victime, comme il l’affirme, d’un désir de revanche de la nouvelle majorité ? Ou seulement de lui-même ? Policiers et magistrats ne sont pas les seuls à s’interroger sur la métamorphose d’un homme longtemps sans histoires. Un ancien ministre émet une hypothèse : inquiet pour l’avenir de ses enfants, il aurait développé un goût tardif pour l’argent. Il n’est pas certain que les juges se satisfassent d’une simple histoire de famille.

Par Pascal Ceaux, Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut, avec Vincent Hugeux et François Koch

 » Je ne l’ai jamais vu en colère, mais il pouvait être impitoyable sans élever le ton  »

Quoi qu’il fasse, Claude Guéant peine à rebondir, et plus encore à sortir du maelström judiciaire

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire