La nuit, au téléphone

Notre collaborateur Serge Dumont, alors en charge de l’enquête sur l’assassinat d’André Cools pour Le Vif/L’Express, a bien connu Alain Van der Biest. Il ne croyait pas à sa culpabilité

« Qu’est ce que je vais devenir maintenant ? » Le soir de son inculpation par le juge Jean-Marc Connerotte (Neufchâteau) pour sa participation alléguée à l’affaire dite « des titres volés », Alain Van der Biest est rentré chez lui dans la BMW de fonction que lui allouait encore la Région wallonne, alors qu’il n’était plus ministre et que la levée de son immunité parlementaire en avait fait un paria du monde politique. Il était tard; il y a avait du brouillard, et je le suivais dans un autre véhicule. La voie étant dégagée, nous discutions via nos téléphones portables. « Cette fois, je suis vraiment foutu, me disait-il. J’ai toujours espéré que quelque chose se passerait, qu’on finirait par me demander pardon. Mais j’ai compris que j’étais cuit lorsque je suis entré dans le bureau du juge. Là, tout était prêt pour l’inculpation. Il avait déjà signé les papiers avant le début de mon interrogatoire. »

Alain Van der Biest était sorti livide du cabinet du juge. Ses mains tremblaient lorsqu’il m’a montré le document que Connerotte venait de lui remettre. « Bandes de salopards », lâcha-t-il à l’adresse des magistrats, des enquêteurs, de ses ex-« camarades » du PS qui l’avaient laissé tomber et, au fond, de la terre entière. « Vous ne m’aurez pas, vous m’entendez ? Vous ne m’aurez pas! »

De retour à Grâce-Hollogne, l’ex-ministre a passé plusieurs heures au téléphone. Malgré l’heure tardive, il essayait de trouver des appuis, des soutiens, des contacts. En vain. « Ordures, bande d’ordures, fulminait-il. Je ne leur suis plus utile à rien, alors ils s’en fichent. »

Grand fumeur, alcoolique plus ou moins repenti – il s’était fait poser un implant provoquant une réaction chimique désagréable chaque fois qu’il buvait de l’alcool -, Van der Biest ne voulait pas que l’on s’étende sur ses souffrances. Ni sur la dépression qui le minait depuis sa mise en cause dans l’assassinat d’André Cools et dans l’affaire des titres volés. Il préférait continuer à donner de lui l’image – positive à ses yeux – du « poète égaré en politique ».

« Ne dis rien à Betty, ça n’arrivera plus »

Pourtant, la réalité était différente car Van der Biest n’aimait pas moins le pouvoir que ses « camarades ». Mais l’homme était trop faible pour l’exercer. Il était gentil mais fragile: la moindre critique le tourmentait. Lorsque son nom est apparu dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat d’André Cools et que la plupart des journaux ont évoqué – à tort – l’hypothèse d’un trafic de cocaïne à l’aéroport de Bierset (dont Van der Biest avait été le président), il s’est cloîtré chez lui, avec son épouse Betty. Le couple n’osait plus affronter le regard des autres: physiquement atteints, Betty et Alain Van der Biest se sont alors isolés du reste du monde pendant plus d’un mois. Leurs proches leur apportaient de la nourriture qu’ils n’arrivaient pas à l’incurgiter et ils ne répondaient plus au téléphone. « On a trop honte, me confiait Betty. On voudrait bien expliquer que tout cela n’est pas vrai, mais personne ne voudra nous croire. »

Prostré dans son vieux fauteuil marron, Van der Biest passait son temps à zapper sur toutes les chaînes de télévision pour voir ce qu’on allait dire sur lui. Lorsqu’il se voyait à l’écran, il restait silencieux, en allumant chaque nouvelle cigarette au mégot de la précédente. Il souriait de manière énigmatique, comme s’il était déjà ailleurs. Puis il parlait de « la meute ». « Chaque jour est devenu une torture, me confiait-il. Lorsque je me lève le matin, je m’attends toujours au pire. Je me demande ce qu’on aura encore inventé sur moi. »

L’ex-ministre n’aurait jamais tenu le coup onze ans (l’enquête sur l’assassinat de Cools a débuté en juillet 1991) sans le soutien de son épouse. Ni sans ces médicaments qu’il prenait pour trouver le sommeil. Parfois, lorsqu’il me téléphonait, au milieu de la nuit, pour implorer, en sanglotant, une aide que j’étais dans l’incapacité de lui apporter, il évoquait « la délivrance de la mort » et son attirance grandissante pour « le grand trou noir ». Mais il se reprenait ensuite en jurant qu’il « ne ferait pas ce plaisir à ses ennemis ».

Pourtant, au milieu des années 1990, il avait déjà tenté de mettre fin à ses jours en abusant de médicaments qu’il avait dénichés çà et là. Betty était absente; il commençait à les avaler lorsque je suis arrivé. « J’ai eu une faiblesse, m’a-t-il dit après avoir vomi. Ne dis rien à Betty, ça n’arrivera plus. » A l’époque, quelques journalistes évaluaient à « 300 milliards de francs » le trafic de titres volés, dans lequel il était prétendument impliqué. Or, Van der Biest était loin de rouler sur l’or. Il se demandait comment il allait payer son avocat et comment il ferait pour supporter les frais d’un procés. « Je n’ai pas de fortune personnelle, mes petites économies viennent d’un héritage, et ma maison ( NDLR: une petite habitation ouvrière à Grâce- Hollogne) ne vaut rien. Si je m’étais mis des milliards en poche, je ne serais plus ici depuis longtemps. »

Pour Van der Biest, il était évident que certains enquêteurs de la BSR s’étaient alliés à des magistrats de Liège et de Neufchâteau, ainsi qu’à la plus grande partie des notables socialistes liégeois, pour « avoir sa peau ». Il incriminait également Philippe Moureaux, qu’il affublait ironiquement du surnom de « Beria », l’éxécuteur des basses oeuvres de Staline.

Le convaincre du contraire était peine perdue, même s’il savait bien, au fond de lui, qu’il avait commis des « erreurs » et que son cabinet ministériel n’avait jamais été tenu comme il aurait dû l’être. En fait, il fallait déployer des trésors de patience et de diplomatie pour arriver à aborder avec lui le sujet délicat, sans qu’il se fâche ou s’enferme dans un silence pesant de plusieurs heures. Un soir de déprime, il a pourtant fini par reconnaître qu’il pensait « avoir été roulé par ses collaborateurs ». Mais il jurait n’avoir jamais tiré aucun profit de sa carrière politique. « Je ne suis pas fait pour cette époque, a-t-il un jour confié. J’aurais dû naître au XVIIIe siècle. J’aurais sans doute été compris. »

Serge Dumont

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