La nouvelle question ouvrière

Sacrés ouvriers! Quelle classe! De leurs conquêtes, tout le monde s’est longtemps trouvé mieux. L’économie tournait rond. La société prospérait. Les fils gagnaient plus que leurs pères. Et puis, la machine s’est cassée. Les intellos, qui n’en avaient que pour les prolos, ont découvert le marché, les contestataires, les joies de la consommation, et la gauche, les vertus de l’entreprise. Les médias encensaient patrons et managers, ces sauveurs, ces héros qui savaient tout mieux que les autres. Les ouvriers étaient la lumière du monde. Ingrat, le monde les a oubliés…

L’économiste Daniel Cohen rappelait pourtant l’autre jour que les « familles ouvrières » restent le principal groupe social français. Un groupe qui va mal. Dans Putain d’usine (1), Jean-Pïerre Levaray témoigne du quotidien d’une classe qui, loin d’être allée au paradis, croupit dans un purgatoire ignoré, engluée dans la grisaille, en butte à la morgue des gestionnaires. Abattue souvent, nostalgique parfois : « C’est dans ces moments-là, lorsque l’étincelle brille dans les yeux des ouvriers en grève, lorsqu’ils se réapproprient leurs vies, que j’ai encore un peu d’espoir en des jours meilleurs »…

Les scientifiques qui, aujourd’hui, retournent dans les ateliers, confirment ces dessous noirs de la dérégulation. En suivant dix ans durant les 20 000 ouvriers des usines Peugeot de Montbéliard, deux sociologues français, Stéphane Beaud et Michel Pialoux (2), on été parmi les premiers à prendre la mesure du drame. Non seulement les O.S. connaissent des temps rudes – chômage de masse, salaires bloqués… -, mais la perte de repères culturels et politiques, la crise domestique, le conflit des générations aggravent désormais les difficultés matérielles, y compris chez les travailleurs manuels du tertiaire.

« Les ouvriers ont le douloureux sentiment de n’avoir plus de successeur aujourd’hui, précise Stéphane Beaud. Leurs fils ont tout fait pour fuir une condition ouvrière jugée trop dure. Cet arrachement s’est souvent réalisé avec l’appui de leurs parents. Mais les aînés n’en ressentent pas moins une forte souffrance sociale, surtout du côté des militants qui vivent très mal que leurs enfants contestent et jugent avec sévérité les valeurs ouvrières: la solidarité, la fraternité… Jadis, au sein du mouvement ouvrier, les travailleurs trouvaient une identité, un pouvoir et une fierté qui aujourd’hui n’existent pratiquement plus. »

La production à flux tendus, la réponse instantanée au marché, l’économie en réseau, les exigences imposées aux sous-traitants sévissent sur les lieux où l’on use du travail humain. Il s’ensuit une surexploitation des travailleurs et la montée de leur précarité, mais aussi de graves problèmes de stress et de harcèlement. La pratique des entretiens d’évaluation reporte notamment la responsabilité des résultats de l’entreprise sur le seul travailleur. Bref, il existe de nos jours un vrai tourment au travail. Non seulement en termes physiques, mais aussi en termes de solitude. De lutte contre les concurrents. D’incapacité à l’action collective.

Le constat de Beaud et Pialoux est pessimiste. « Nous avons, disent-ils, le sentiment d’un déclin irréversible de la société ouvrière. L’érosion de la capacité de résistance des ouvriers est notamment aggravée par les conflits de génération: les jeunes veulent faire leurs preuves et sont prêts à tous les sacrifices pour être embauchés dans un statut fixe. Ils ne sont d’ailleurs pas opposés à la flexibilité si elle leur permet de faire de l’argentet du pouvoir d’achat. » Grave ?

Au premier tour de la récente élection présidentielle française, les ouvriers constituaient le plus gros contingent des voix de Le Pen ! Cette pulsion xénophobe d’une classe jadis internationaliste est redoutable. L’anéantir postule un entendement précis de la conception du monde qui est désormais celle du prolétariat. Pour Michèle Lamont, sociologue de l’université de Princeton (Etats-Unis), il faut donc « aller au-delà d’une compréhension du racisme comme une aberration ou une marque d’ignorance de la classe ouvrière. (…) Cette tâche s’avère urgente, étant donné que les arguments antiracistes basés sur le multiculturalisme et le relativisme culturel, particulièrement populaires au sein des cercles universitaires, ont peu de signification pour les travailleurs »…

(1) Editions L’insomniaque, 2002, 95 pages

(2) Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999, 468 pages.

(3) La Dignité des travailleurs – Exclusion, race, classe et immigration en France et aux Etats-Unis, Presses de Sciences Po, 2002, 383 pages

DE JEAN SLOOVER

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