La nouvelle guerre de l’opium

Dans les montagnes du Triangle d’or, près de la Chine, la production de pavot bat des records. Le Vif/L’Express a suivi des rebelles palaungs en lutte contre le  » cartel birman « , ces milices qui, avec la complicité de l’armée, contrôlent le trafic et rançonnent les paysans. Voyage dans une région où, avant d’être exportée, la drogue fait des ravages.

D’un pas engourdi, les rebelles sortent des huttes en bambou et s’ébrouent dans le frimas matinal. Les premiers feux de l’aube embrasent l’horizon et dévoilent des collines coiffées d’une ramure sombre. Dans la jungle endormie, le silence est lourd. A l’orée du village, assis dans le chemin, Ah Nyee Koom boucle son paquetage. Comme les autres combattants, qui se préparent autour de lui, Ah Nyee Koom est un Palaung, peuple vivant dans le nord-est de la Birmanie. Cousu sur sa manche, un écusson représente deux sabres entrecroisés. Voilà neuf mois qu’il a rejoint l’Armée nationale de libération. Forte de 1 500 hommes, cette guérilla se bat sur plusieurs fronts. Comme d’autres minorités ethniques dans le pays, les Palaungs veulent davantage d’autonomie. Voilà quatre ans qu’ils ont pris les armes et mènent la vie dure aux soldats birmans. Dans cette forêt épaisse, toutefois, c’est un autre ennemi, bien plus meurtrier, qu’ils combattent : l’opium.

Dans ces montagnes proches de la Chine, nous sommes au coeur du Triangle d’or, deuxième lieu de production de pavot du monde, après l’Afghanistan. Ici, des milliers de fermiers cultivent cette petite plante, appelée  » Papaver somniferum « , dont ils extraient, par incision, une résine blanchâtre, qui vire au brun lorsqu’elle sèche à l’air. C’est ce latex qui sert à fabriquer l’opium. En 2012, la production de pavot a approché les 700 tonnes, selon les dernières estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (Undoc) : les surfaces dédiées à sa culture ont crû de 17 %, pour atteindre 51 000 hectares.

Où va la drogue ? Surtout en Thaïlande et en Chine, d’où elle irrigue toute l’Asie et au-delà. Mais une part importante est consommée sur place. La faute aux milices locales, auxquelles l’Etat birman semble sous-traiter, depuis 2009, la lutte contre les rebelles. En échange, ces  » seigneurs de guerre « , souvent d’origine chinoise, ont pu se lancer dans les affaires, légales ou non. Bien vite, ces nouveaux venus ont compris que certains business étaient plus lucratifs que le thé, la culture traditionnelle : ils ont mis la région en coupe réglée et imposé la culture du pavot. Mais comment lutter contre des groupes armés, aux moyens puissants, et appuyés par la volonté d’un Etat ? C’est ce que tentent les Palaungs. Eux ont déclaré la guerre à ce  » cartel birman  » qui, disent-ils, asservit leur peuple, avec la complicité des autorités – ce que celles-ci contestent. Où est la réalité ? Pour le savoir, Le Vif/L’Express a suivi un groupe de rebelles dans la zone contrôlée par les milices. Une véritable opération commando : cette région est interdite aux étrangers. Pour atteindre les champs d’opium, à deux jours de marche, il faut éviter les routes, sous peine d’être repérés par des miliciens, armés jusqu’aux dents.

 » Pour acheter la came, les jeunes mendient ou se mettent à voler. Mes amis ont sombré  »

Un ordre bref, et c’est le départ. La colonne – une cinquantaine de Palaungs armés de kalachnikovs – s’ébranle et s’engage sur un sentier étroit et gadouilleux. La saison humide se termine, mais depuis trois jours il pleut sans discontinuer. Cloué sur un tronc d’arbre, un écriteau :  » Ici, pas de production, pas de trafic, pas de consommation.  »  » Les fermiers n’ont pas le droit de cultiver l’opium sur le territoire que nous contrôlons « , explique Ahnyam Ee, un combattant qui, malgré son allure frêle, porte un mortier sur l’épaule.  » Quant aux dealers, ils n’ont pas intérêt à se montrer. Mais je ne me fais pas d’illusions : ils nous évitent, voilà tout.  » A 32 ans, Ahnyam Ee vient du village de Panhan, à quelques heures de marche. Après l’école primaire, il a été embauché dans une ferme où, il y a cinq ans, il a vu arriver les miliciens.  » Les salauds vendaient l’opium à un prix tellement bas que tout le monde s’est mis à en acheter, raconte-t-il. Au bout de quelques mois, 9 hommes sur 10 ne pouvaient plus s’en passer. Les villageois ne sont pas éduqués et ne connaissent pas les méfaits de l’opium. Ils ne voient pas la dépendance s’installer. Jusqu’au jour où ils arrêtent de travailler et de s’occuper de leur famille, car ils n’ont plus de forces. Pour acheter la came, les jeunes mendient ou se mettent à voler. L’un après l’autre, mes amis ont sombré. Certains sont morts. C’est pour lutter contre ces fumiers de miliciens que j’ai rejoint la guérilla.  »

Au loin, un village apparaît : Loy Saram, quelques bâtisses misérables en bambous tressés, à flanc de coteau. Etalées sur la route, des feuilles de thé sèchent sur des bâches en plastique. Des enfants accourent. Ils devraient être à l’école, mais le bâtiment, perché sur un promontoire, est à l’abandon.  » Un instituteur s’est présenté le jour de la rentrée, l’an dernier, mais il s’est enfui le soir même, raconte un vieux chasseur, appuyé sur son fusil. Les combats entre l’armée et les rebelles sont fréquents, ici. Il a eu peur. Depuis, plus personne n’est venu.  » L’ambiance est étrange dans ce hameau. Des silhouettes sont avachies à l’ombre de toits de chaume. Un fantôme apparaît dans l’embrasure d’une porte. Le regard est mort ; le corps, décharné. Ici, les jeunes commencent à se droguer dès l’âge de 10 ans. Ils ne fument pas d’opium, mais de l’héroïne, plus facile à préparer.  » J’en prends trois fois par jour, raconte Ahnyee Khan, 25 ans. Ça me coûte 8 000 kyats par jour.  » Six euros, une petite fortune. Pour se payer ses doses, il travaille dans les champs, déblaie des routes, ramasse du bois… Sa femme est morte l’an dernier, le laissant seul avec ses trois enfants.  » Quand je n’ai pas fumé depuis trois heures, je me sens mal. J’ai froid, j’ai soif. Je sais bien que c’est mauvais, mais je ne peux pas m’en passer.  » Il extrait de sa poche un petit tube en plastique jaune : un briquet coupé en deux, dans le sens de la longueur. Là, dans le réservoir à gaz, il stocke l’héroïne. C’est l’unité de mesure : un demi-briquet, une dose. Avec précaution, il étale l’or blanc sur une feuille d’aluminium, qu’il chauffe au-dessus d’une flamme. Une fumée se dégage, il l’inhale et recommence l’opération, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de poudre. Il aimerait en prendre davantage, mais il n’a pas assez d’argent. La prochaine étape, il la connaît :  » L’injection, murmure-t-il. Tous mes amis y sont déjà passés.  » Pour  » décoller  » plus rapidement, certains s’incisent le poignet et versent l’héroïne directement dans la veine.  » On meurt en deux ou trois ans, car le sang s’empoisonne vite.  » Une ombre, derrière lui. Un jeune homme vient le rejoindre. Ahnyee Aung a 20 ans. Cheveux longs, regard doux mais légèrement hagard, il cherche ses mots, sa voix traîne en longueur. Lui n’a jamais touché à l’héroïne, il préfère les méthamphétamines, le yaba, un concentré de produits chimiques. Une véritable industrie, apparue il y a deux ou trois ans. Dans les environs, des dizaines de laboratoires clandestins en fabriqueraient. D’un geste lent, Ahnyee Aung sort trois comprimés enveloppés dans un sachet de plastique.  » J’ai commencé il y a deux ans, alors que je travaillais à la frontière chinoise, raconte-t-il. Mes amis m’ont convaincu d’essayer, ils me disaient que je ne sentirais plus la fatigue.  » Les pilules pour être plus performant, l’héroïne pour se délasser… Un comprimé vert coûte un euro. Pour ce prix, Ahnyee Aung peut en avoir six rouges, de moins bonne qualité. Là aussi, il faut chauffer la pilule et aspirer la fumée à travers une pipe à eau. Devient-il violent lorsqu’il est  » défoncé  » ?  » Non, je suis plutôt calme, répond Ahnyee Aung. Mais quand on commence à en prendre beaucoup, soit une trentaine de pilules par jour, on parle sans s’arrêter, toute la journée, et on ne reconnaît plus personne.  » Yaba, la drogue qui rend fou.

La route est encore longue, il faut continuer.  » A partir d’ici, nous entrons en territoire ennemi « , avertit Nyee Kyaw, un jeune combattant de 20 ans. Du menton, il désigne une colline, juste en face :  » Là-bas, il y a la milice Pansay.  » Un nom qui revient souvent dans les discussions. C’est le groupe le plus puissant de la région. Quand son chef historique, Kyaw Myint, est devenu député au Parlement, pour le compte du clan gouvernemental, le Parti de la solidarité et du développement de l’Union (USDP), il a nommé à la tête de l’organisation un certain Aik Sarn, d’origine chinoise. Forte d’une centaine d’hommes, elle peut aussi s’appuyer sur 300 réservistes. Durant deux ans, Nyee Kyaw, notre compagnon de marche, en a fait partie.  » Je n’ai pas eu le choix, dit-il. Les miliciens font régner la terreur. Ils débarquent dans les villages et exigent qu’on leur livre 15 jeunes hommes, à qui ils dispenseront, ensuite, un entraînement militaire. Mes parents ont dû me laisser partir. S’ils avaient refusé, ils auraient dû leur payer 50 000 kyats (37 euros). Ils n’en avaient pas les moyens.  » A deux reprises, Nyee Kyaw prend part à des combats. En août dernier, il déserte et rejoint la guérilla palaung. Contrairement à beaucoup d’autres, il n’a jamais sombré dans la drogue.  » Pourtant, c’était facile, les miliciens nous en donnaient tous les jours, raconte-t-il. La plupart d’entre eux sont d’ailleurs accros au yaba. Les militaires aussi. La première chose qu’ils font, lorsqu’ils arrivent dans un village, c’est de s’en procurer. Ils disent que ça les aide à combattre.  »

Les heures de marche se succèdent à un rythme soutenu. La chaleur est poisseuse sous l’épaisse frondaison. Il faut un oeil averti pour suivre la piste, parfois très étroite. Les rebelles se jouent des éboulements de terrain, malgré la glaise qui colle à leurs semelles. Par une trouée dans les feuillages, la vallée apparaît. Une succession de pylônes se perdent vers le nord-est. Ils transportent l’électricité, produite par un barrage situé en amont, vers la Chine toute proche. Les Palaungs, eux, n’ont pas accès à l’énergie produite sur leur territoire. Bientôt, les champs de thé se raréfient. D’immenses étendues de terre apparaissent :  » Les premières plantations de pavot, annonce le commandant du bataillon, Tar Arm Vee. Les pousses sont encore petites, les graines viennent juste d’être plantées. Au moment de la récolte, à la fin de mars, les tiges nous arriveront à la taille.  » Quelques kilomètres plus loin, le paysage change. Partout, des collines pelées. Les rebelles s’arrêtent dans une ferme. Ils interpellent une femme qui débroussaille un champ, un enfant endormi sur le dos. Pendant la saison des pluies, elle cultive du maïs sur sa parcelle. Mais son principal gagne-pain, c’est la résine d’opium, qu’elle vend 180 euros le kilo. Dans la région, explique-t-elle, on trouve deux types d’exploitation : les  » familiales « , comme la sienne, et les  » industrielles « , aux mains d’hommes d’affaires.  » Tous les ans, les soldats et les miliciens viennent détruire la récolte, témoigne un autre fermier, qui possède une exploitation plus importante. C’est du moins ce qu’ils nous annoncent. Ils coupent quelques fleurs, font un joli tas, y mettent le feu et prennent des photos. Puis ils négocient le montant des « taxes » que nous devons leur verser. En échange d’argent, ils écrivent dans leur rapport qu’ils ont tout détruit.  » En 2007, dans le seul village de Mantong, les militaires corrompus auraient ainsi touché plus de 27 000 euros, selon une ONG locale (1). Depuis lors, rien n’a changé. Un ancien officier de l’armée birmane, qui a passé plusieurs années dans la région de Kutkai, un peu plus au sud, nous l’a confirmé.  » Quand ils sont mutés dans cette région, les soldats bondissent de joie, car ils savent qu’ils vont pouvoir faire du business, révèle-t-il. Ceux qui sont en poste à la frontière s’enrichissent grâce au trafic de bois précieux. Ils laissent les camions traverser en clandestinité la frontière en échange de pots-de-vin. D’autres se spécialisent dans la drogue. Ils rançonnent les gros producteurs. En revanche, ils laissent tranquilles les petits fermiers qui ne produisent que 2 ou 3 kilos d’opium, ce qui suffit à peine à nourrir leurs enfants.  »

Plus loin, les rebelles nous conduisent vers un homme au regard sombre, qui se tient accroupi. Ses mains sont attachées dans le dos. Dans sa besace, les combattants palaungs ont trouvé une bouteille d’héroïne. Propriétaire d’une exploitation d’opium, il s’apprêtait à la distribuer aux fermiers qui travaillent pour lui. De l’héroïne en guise de salaire… Et pour nourrir les familles ? L’homme ne répond pas. Il observe les rebelles qui jettent l’héroïne dans un feu, et ne peut s’empêcher de sourire. Leur geste est dérisoire, il le sait. Tout comme il sait qu’il sera libéré dans quelques heures. Car les soldats birmans sont en route. Ils ont appris notre présence. Il faut déguerpir.

 » Les forces de l’ordre ne viennent pas dans la région. Elles sont totalement corrompues  »

Au terme d’une éprouvante marche de nuit, notre colonne rejoint, sans accroc, un village  » ami « . L’occasion d’y rencontrer Tar Hku Lanh, n° 2 de l’armée palaung. Il vit, avec sa famille, dans l’une des rares maisons en dur. Un néon diffuse une lumière tremblotante. Elle provient d’un minuscule barrage, installé dans le torrent. Assis en tailleur sur un canapé fatigué, il écoute l’un de ses officiers, peau tannée et sourire édenté, venu faire son rapport. Bientôt, celui-ci se fige dans un salut approximatif et disparaît. Tar Hku Lanh sourit :  » Lorsqu’il nous a rejoints, cet homme-là était opiomane au plus haut degré, comme la plupart de nos recrues, raconte-t-il. Souvent, les mères nous confient leurs fils pour que nous les sortions de la drogue.  »

N’a-t-il pas l’impression de livrer un combat vain ? A la tête de sa guérilla, il est parvenu à éradiquer la culture du pavot sur quelques centaines de kilomètres carrés. Au-delà, l’opium est partout.  » Le régime encourage la production de drogue, car il a besoin d’argent, dit-il. Tous les mois, le chef de la division militaire de Kutkai doit trouver 60 000 euros pour payer ses hommes. Comment pourrait-il les trouver, sinon en prélevant des taxes sur la culture de pavot ? Pour les milices, c’est pareil. L’Etat ne leur donne que quelques armes, la plupart du temps récupérées sur leurs ennemis. Elles doivent donc trouver leurs propres ressources.  » Tar Hku Lanh entraîne actuellement 500 nouveaux soldats, mais il ne pense pas que la solution au problème de la drogue sera militaire.  » Elle se situe davantage sur le terrain économique, estime-t-il. Nous devons remplacer le pavot par du thé. Mais rien ne pourra se faire avant qu’un accord de cessez-le-feu ne soit signé avec le gouvernement. Même alors, ce ne sera pas simple. Des tonnes de thé chinois sont importées chaque mois de Chine, à des prix défiant toute concurrence. Ce sera dur d’être compétitifs…  »

Retour à Muse, justement, ville-frontière avec la province chinoise du Yunnan. Point de passage obligé pour redescendre vers Lashio et la  » Birmanie autorisée « . A quelques mètres de la route, des champs de pavot. Difficile de faire plus voyant… Au détour d’un virage, un bourg apparaît : Pha Day, 3 000 âmes, la plupart abîmées par la drogue.  » Les forces de l’ordre ne viennent jamais ici « , déplore l’un de ses habitants, Aung Moe Wai, qui, avec d’autres jeunes Palaungs, tente de chasser les dealers de la ville.  » Elles ne sont pas assez nombreuses, et, surtout, sont totalement corrompues. Elles savent parfaitement ce qui se passe ici, mais ne font rien.  » Aujourd’hui, les vendeurs de mort n’osent plus venir dans la rue principale, mais ils s’arrêtent à l’entrée du village.  » Ils sont là-bas « , indique Aung Moe Wai, en montrant un sous-bois. Derrière, dans un décor de rizières et de chlorophylle, des tôles ondulées.  » C’est un labo d’amphétamines, précise Aung Moe Wai. Il a été monté par un Chinois qui habite de l’autre côté de la frontière. Il y en a de plus en plus. Ils fabriquent du yaba, mais aussi de l’héroïne. Avant, il fallait une trentaine de kilos d’opium pour obtenir un kilo de poudre. Aujourd’hui, il n’en faut plus qu’une dizaine, car on utilise de plus en plus de produits chimiques. Du coup, la production explose, les profits aussi.  » Le Triangle d’or n’a jamais si bien mérité son nom.

(1) Organisation des femmes palaungs (rapport Poisoned Hills, 2010).

De nos envoyés spéciaux Charles Haquet

Pour décoller plus rapidement, certains s’incisent le poignet et se versent l’héroïne dans la veine

 » Quand ils sont mutés ici, les soldats birmans bondissent de joie. Ils savent qu’ils vont faire du business « 

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