La nouvelle donne

L’effondrement des tours de Manhattan a modifié le monde du tourisme. Il rappelle au voyageur que, au-delà des préoccupations légitimes de sécurité, son plaisir est au prix d’un devoir de clairvoyance

Depuis le 11 septembre 2001, l’exotique a comme un goût amer et les brochures des voyagistes font moins rêver. L’actualité inviterait plutôt à regarder les avions de travers et à se poser des questions sur le plaisir de partir. On finit par trouver bien des charmes à nos contrées. A trois niveaux, les terribles attentats survenus aux Etats-Unis ont plombé le secteur du tourisme. En semant la panique dans le trafic aérien, en réveillant les rancoeurs accumulées en Afrique du Nord et au Proche-Orient à l’encontre des Occidentaux, et en démontrant que le front de cette nouvelle guerre pouvait surgir n’importe où, n’importe quand. Entre peurs irrationnelles et danger réel, un certain nombre de candidats au départ hésitent aujourd’hui à larguer les amarres.

Mais tous les Européens ne réagissent pas de la même façon. Depuis le 12 septembre, nos voisins français, par exemple, font la moue à leurs destinations de prédilection, l’Egypte, le Maroc et la Tunisie, où la fréquentation a chuté de 40 à 50 % en quatre mois. Les tour-opérateurs de l’Hexagone ont tenté de limiter la casse en supprimant la moitié de leurs vols charters tandis que, à des milliers de kilomètres de là, des vendeurs de souvenirs, des guides et des employés se retrouvent sans travail ni revenus. L’Organisation mondiale du tourisme estime que la crise laisse ainsi 8 millions de personnes sur le carreau. Une réussite pour les commanditaires des attentats, alors même que tous les pays sanctionnés ne sont pas forcément impliqués dans le terrorisme. En Belgique, en revanche, la « psychose » n’a pas été ressentie de manière aussi violente. « Les Belges sont-ils plus bon enfant que leurs voisins? » s’interroge, à Bruxelles, une organisatrice de voyages culturels. Ils n’ont, en tout cas, boudé leurs destinations favorites que durant les quatre derniers mois de l’année 2001. « Depuis, le marché a repris. A l’exception des Etats-Unis, pour lesquels nos compatriotes se montrent encore très timides. »

A-t-on raison de se priver ainsi de pyramides, de médinas ou d’Empire State Building? En d’autres termes, peut-on partir l’esprit tranquille, une fois l’émotion maîtrisée? Pas franchement, estime le Français Alexandre Del Valle, chercheur à l’Institut national d’études stratégiques, à Paris, et auteur de Guerres contre l’Europe (éd. des Syrtes). « En Egypte, le pouvoir est obligé de composer avec des partis islamistes de plus en plus puissants. Le problème est ambigu: les musulmans extrémistes ne supportent pas les traces des civilisations pharaoniques qui font justement l’attrait du pays. Pharaon est considéré, dans le Coran, comme le diable. Tout comme les juifs, les chrétiens et les touristes », résume-t-il.

La Tunisie ne serait pas beaucoup mieux lotie, bien qu’elle souhaite toujours faire du tourisme sa première source de revenus: « Les islamistes y bénéficient, notamment dans le sud du pays, du soutien total de la population parce que, dans son ensemble, celle-ci appartient au camp des opprimés », ajoute le spécialiste.

Dans ces conditions, difficile d’appréhender le risque. « Rien à craindre pour l’instant », assure, à l’inverse, François Heisbourg, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique et auteur d’ Hyperterrorisme, la nouvelle guerre (Odile Jacob), qui nuance cependant son propos: « Après le 11 septembre, la Tunisie, le Maroc et l’Egypte ont certes condamné sans détour les attentats. Mais, si les Etats-Unis se décident à se débarrasser de Saddam Hussein en intervenant militairement en Irak, l’Afrique du Nord tournera brutalement le dos à l’Occident. » D’où le bras de fer engagé entre Européens et Américains au sujet de ce nouveau front.

Paradoxalement, les Etats autoritaires sont ceux où les touristes se déplacent en toute sécurité. En Tunisie, en Libye ou en Syrie, tenues par des régimes autocratiques, les incidents contre les visiteurs sont rarissimes. Longtemps considéré comme infréquentable, l’Iran apparaît aujourd’hui comme l’une des destinations les plus accueillantes du moment, même s’il partage une large frontière avec l’Irak. « Pour un touriste, le seul risque est de se faire enquiquiner par les autorités », poursuit Heisbourg.

Mais intervient alors un autre débat, moral celui-là. Peut-on aller passer des vacances dans un pays qui bafoue les droits de l’homme? Doit-on éviter l’Egypte, qui emprisonne les homosexuels, et la dictature militaire birmane? Les militants, les opposants politiques ne s’accordent pas eux-mêmes sur cette question sensible ( lire ci-contre). C’est donc pour chacun une affaire de conscience.

Face à la nouvelle donne mondiale due à la crainte des attentats, tous les voyageurs ne répondent pas non plus de la même manière. Une grande part d’irrationnel, de peur exagérée, préside à leurs choix. Relativisons et rappelons-nous qu’une capitale proche – Paris -, s’est elle aussi vidée de ses visiteurs en quelques jours: c’était en juillet 1995, au lendemain de l’explosion d’une bombe à la station de RER Saint-Michel… Nul pays n’est aujourd’hui à l’abri d’un attentat.

Les baroudeurs, eux, ont tranché. « Nous nous attendions à être inondés de coups de fil angoissés. Il n’en a rien été », constate Zahia Hafs, directrice, en France, des guides Lonely Planet (450 000 exemplaires vendus en 2001). « Nos ventes ont dépassé de 20 % celles de l’an dernier, et le Maroc reste en tête. » Il n’empêche que, pour les plus gros tour-opérateurs de France, la baisse d’activité oscille entre 20 et 30 %, sans que l’on puisse parler d’un quelconque report d’une région à l’autre du monde. Les destinations réputées paisibles, comme l’île Maurice et l’Asie du Sud-Est, parviennent juste à maintenir leur taux de fréquentation. Quant aux Belges, ils semblent marquer une préférence soudaine pour les pays de l’ancien bloc de l’Est. « L’engouement pour cette région est très net, constate, à Bruxelles, la responsable d’un tour-operateur. Peut-être les touristes s’y sentent-ils à l’abri des extrémismes. »

Pour venir en aide aux voyageurs déboussolés, Le Vif/L’Express a dressé la carte, région par région, de l’état de la démocratie, de l’évaluation des risques et des atouts des pays montrés du doigt. Des spécialistes – serait-ce parce qu’ils travaillent avec l’Asie qu’ils semblent si zen ? -, prévoient en tout cas le grand retour des réservations pour l’été prochain. Et rêvent- pourquoi pas? – de proposer, avant deux ans, des voyages en Afghanistan. « Un pays mythique, d’une beauté renversante. »

Dossier réalisé par Geneviève Lamoureux et Marie Simon, avec Valérie Colin et le service Monde du Vif/L’Express,M.S.

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