Franklin Dehousse

Les rouages cachés de l’Europe: la nouvelle coopération fiscale et l’Europe mollusque

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

La récente proposition de Joe Biden pour un niveau minimal mondial de l’impôt des sociétés remet en lumière la réalité de l’accélération de l’évasion fiscale, liée au cumul de la globalisation et de la numérisation.

Franklin Dehousse est Professeur à l’ULiège, ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes, ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne.

L’Europe est le rempart de la coopération mondiale, la cathédrale du droit international, Angela Merkel la leader du monde libre, la France le phare des droits de l’homme… C’est une belle histoire, scandée à longueur d’année par des torrents de discours. Elle souffre toutefois d’un petit problème: elle est fausse. Comme au bon vieux temps de la colonisation et des canonnières, nous nous pavanons volontiers dans notre supériorité et expliquons au reste de la planète notre place de modèle.

La récente proposition de Joe Biden pour un niveau minimal mondial de l’impôt des sociétés a encore mis cette réalité crue en lumière. Les pays européens vantent leur modèle social, mais en réalité l’accélération de l’évasion fiscale, liée au cumul de la globalisation et de la numérisation, le rend de plus en plus difficile à financer. La pandémie accentue encore le problème. Les inégalités se creusent, alors que les profits (très peu taxés) des grandes entreprises numériques ne cessent de monter. Avec le coronavirus, des centaines de millions d’emplois ont été perdus, mais les milliardaires se multiplient. L’intérêt des Etats européens est donc primordial ici. Pourtant, ils sont depuis longtemps incapables de présenter un projet sur l’impôt des sociétés (tout comme la fiscalité des grandes entreprises de la high-tech). Il a fallu attendre un nouveau président américain.

L’Union flotte

Mieux, une fois cette proposition présentée, les grands centres de résistance se déclarent… dans l’Union européenne. Si les pays en développement approuvent en réclamant une meilleure part du gâteau, l’Union comme souvent flotte, et en dessous de la mer, les pays bénéficiaires de l’évasion fiscale s’activent pour torpiller la proposition. La règle de l’unanimité continue à paralyser l’Europe fiscale, alors que le coût de cette paralysie pour tous n’a jamais été aussi massif. Aussi, l’Irlande essaie de coaliser les oppositions au projet. Quant à Chypre, elle menace lourdement de bloquer n’importe quoi avec son veto. Pourtant, voici peu, à l’époque du Brexit, l’Irlande invoquait sans cesse la solidarité de ses partenaires. Dans la crise financière, Chypre leur réclamait un bail out pour couvrir ses acrobaties financières avec l’argent exfiltré de Russie. Qui s’en soucie encore? Dans l’Europe actuelle, le sens de l’intérêt collectif est devenu nul et chacun ne se soucie que de ses priorités immédiates.

Même hypocrisie pour les brevets et transferts de technologies couvrant les vaccins contre le coronavirus. L’Europe déclare des objectifs nobles, mais dans les obscurs corridors de l’OMC, elle reste au contraire l’opposante la plus farouche… à une autre proposition soutenue par Biden. Même chose encore pour l’économie mondiale, où l’Union conserve obstinément un surplus courant de plus de 3% du PNB et vit en parasite des efforts de relance des autres (en commençant par le plan budgétaire massif de Biden).

Pour la coopération internationale, certes… mais à la condition que cela ne dérange aucun intérêt. Les mollusques sont de vieux invertébrés de la planète, à substance molle, qui évitent le mouvement et s’accrochent solidement à leur coquille. Peut-être devraient-ils remplacer les étoiles sur le drapeau européen. Et l’hymne à l’argent remplacer l’hymne à la joie.

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