Dans la ville de Marawi, complètement détruite, le 14 septembre. A ce jour, une centaine de djihadistes, munis de vestes explosives, se sont dispersés dans l'île. © R. RANOCO/REUTERS

La nouvelle cible de Daech

Cinq mois après l’attaque surprise sur l’île de Mindanao, la menace djihadiste reste vive dans le sud de l’archipel. Profitant d’une situation humanitaire dramatique, les islamistes cherchent à recruter les jeunes musulmans.

Dans une pièce sombre coiffée de tôle ondulée, une quinzaine d’enfants jouent sur le sol boueux, au milieu des poules et des canards. Assise sur l’unique matelas, une vieille femme prépare un palapa, plat traditionnel du sud des Philippines, à base d’oignon, d’ail et de gingembre.  » On en mangera la moitié, dit Yam Barani, sa fille. Le reste, on le vendra sur le marché pour gagner un peu d’argent.  »

Depuis cinq mois, Yam héberge toute sa famille dans sa maison, une minuscule bicoque construite au pied d’un pylône, dans la banlieue de Davao, dans l’île de Mindanao.  » Nous dormons à même le sol, serrés comme des sardines, raconte-t-elle. Mais, au moins, nous sommes vivants…  » Labi, sa soeur cadette, approuve en silence. La tête ceinte d’un voile coloré, elle a le regard fuyant. Celui d’une bête traquée. Elle n’oubliera jamais ce 23 mai où des hommes encagoulés ont hurlé  » Allahou akbar «  sous ses fenêtres, à Marawi, une ville située à 150 kilomètres, plus au nord. Coups de feu, explosions…  » On est partis sans prendre d’affaires ni même d’argent, raconte Labi. Avec les enfants, on a marché pendant une journée entière.  » Sur la route, le chaos. Des centaines d’habitants fuient les combats, sans comprendre ce qui se passe.  » J’ai vu une femme accoucher, sous un arbre, une perfusion dans le bras « , confie Labi. Plus loin, elle aperçoit des chars foncer vers Marawi :  » J’ai compris qu’on était en guerre.  »

Pendant la fuite de Labi et des siens, quelque 700 islamistes, selon les estimations de l’armée, prennent possession de la cité de 200 000 habitants, considérée comme le  » poumon économique  » de l’île. Lourdement armés, ils s’emparent des bâtiments officiels et se barricadent dans les caves. Leur but : établir un califat dans cette province de Bangsamoro, la seule musulmane dans ce pays majoritairement catholique, ainsi qu’une zone de repli pour l’organisation Etat islamique, chassée d’Irak et de Syrie. La cible n’a pas été choisie au hasard. Venus de Malaisie, les premiers missionnaires musulmans sont arrivés dans la région au xive siècle, bien avant les Espagnols (voir la carte ci-contre). En plantant aujourd’hui leur drapeau noir sur cette  » terre d’islam « , les djihadistes espèrent exalter le sentiment identitaire des Philippins musulmans et les rallier à leur projet. D’où viennent-ils ?  » La plupart sont originaires de Mindanao, répond l’un des plus haut gradés de l’armée philippine, qui tient à rester anonyme. Parmi les groupes actifs dans la région, Abou Sayyaf, établi dans l’archipel de Sulu (au sud-ouest de Mindanao) et réputé pour ses enlèvements d’Occidentaux, mais aussi celui des frères Maute, qui compterait plusieurs centaines d’hommes, et les membres du Biff (Combattants islamiques pour la liberté de Bangsamoro). Ces clans ont longtemps relevé du grand banditisme. En prêtant allégeance à Daech, ils ont changé de dimension.  » Parmi les assaillants de Marawi, le 23 mai dernier, figuraient également des étrangers. Maiha, une autre rescapée, les a vus :  » Ils sont entrés chez moi et m’ont demandé si j’étais musulmane, témoigne-t-elle. Ils portaient des barbes plus longues que les hommes d’ici et avaient des nez d’Occidentaux. Ils ne parlaient pas le maranao, le dialecte local, mais l’anglais et l’arabe.  »

Cinq mois après l’attaque surprise, les combats durent toujours à Marawi. Peu rompue à la guérilla urbaine, l’armée philippine a essuyé de lourdes pertes : 100 soldats ont été tués, un millier, blessés. En face, plus de 150 djihadistes seraient encore actifs. Même si deux de leurs chefs, Isnilon Hapilon et Omar Maute, viennent d’être tués, de nombreux terroristes se sont disséminés dans l’île.  » Ils se cachent dans la jungle, confirme Delfin Lorenzana, secrétaire de la Défense nationale des Philippines (voir son interview en page 66). Nous craignons qu’ils ne commettent des attentats suicides.  »

Comme si la population n’avait pas assez souffert… Officiellement, les combats ont provoqué l’exode de 360 000 personnes, mais les associations humanitaires présentes sur place évoquent plutôt le chiffre de 467 000. Presque autant que les Rohingya qui, à 3 000 kilomètres de là, fuient les exactions de l’armée birmane…

A Saguiaran, une bourgade proche de Marawi, des dizaines de familles ont élu domicile dans une école élémentaire désaffectée. Les enfants dorment sur des toiles, à même le sol. Dans un coin, quelques bidons, des boîtes de conserve. Au loin, des explosions.  » Mes enfants font des cauchemars toutes les nuits, raconte Mohammad Nor, 60 ans. Nous aurions préféré nous éloigner d’ici, mais nous n’avons pas de famille ailleurs.  » Plus loin, des centaines de personnes vivent confinées dans un hangar.  » Nous manquons de vêtements, de lait et de couches pour bébé, déplore Djamel al-Djimali, porte-parole de cette communauté improvisée. Nous travaillons sur des chantiers pour gagner quelques pesos, mais les enfants ont faim, l’aide du gouvernement est sporadique. La dernière livraison de riz remonte à huit jours.  »

Partout, les services sociaux sont débordés. La coordination entre l’Etat et les barangays (districts) laisse à désirer. Et les ONG sont, elles aussi, dépassées par l’ampleur de la tâche.  » Les besoins sont immenses, commente Arlynn Aquino, coordinatrice aux Philippines pour Echo, le service de la Commission européenne dédié à la protection civile et aux opérations d’aide humanitaire. Plus d’un habitant sur deux vit sous le seuil de la pauvreté. Leur situation est très précaire.  » Présent de longue date dans cette région régulièrement touchée par les typhons, Echo a récemment débloqué 4 millions d’euros pour aider les  » déplacés de Marawi « . Distribution de nourriture, d’eau potable, mise à disposition d’équipements sanitaires ou d’hébergements d’urgence, projets éducatifs…

Un programme, mené avec l’ONG Action contre la faim, a permis d’apporter un soutien à plus de 15 000 Philippins. Il prendra fin en décembre, mais sera sans doute suivi de beaucoup d’autres.  » Je pensais que je retournerais chez moi avec mes six enfants au bout de quelques jours, se lamente Mona Casan, 45 ans. Et puis j’ai vu sur Internet une photo de ma maison, ou ce qu’il en reste… Tout le quartier a été rasé. Personne n’a le droit de rentrer.  »

Ces derniers jours, des rumeurs circulaient dans les centres d’accueil. L’armée, propriétaire du sol à Marawi, aurait décidé de récupérer ses terrains et d’en chasser les habitants.  » Faux ! répond Delfin Lorenzana. Le président Duterte veut rendre les terres aux habitants de Marawi, mais il faudra d’abord nettoyer la zone, la déminer et tout reconstruire. Il y en a pour trois ans.  »

Une éternité pour ces centaines de milliers de personnes, qui vivent dans la promiscuité, la faim au ventre. Déjà, dans certains camps, la colère gronde.  » Il fait très chaud sous les tentes et, la nuit, nous sommes harcelés par les moustiques, témoigne Ali Esmail. Parfois, une balle perdue déchire la toile…  » Car le conflit commence à se propager, notamment à Cotabato, dans la province de Maguindanao.  » Nous sommes très surpris du soutien dont bénéficie Daech, confie un officier de l’armée philippine. Cette lutte va s’inscrire dans la durée. Certains prisonniers nous ont avoué que l’attaque de Marawi ne constituait qu’une première étape, et qu’il y aurait de nouveaux afflux de combattants en provenance de Malaisie.  » Les frontières entre Mindanao et la Malaisie orientale sont totalement poreuses. La plupart des djihadistes étrangers – yéménites, saoudiens, indonésiens et même tchétchènes – seraient d’ailleurs venus par cette route. Et rien ne les empêcherait de s’attaquer à d’autres îles des Philippines…

Minutieusement préparé, l’assaut de Marawi a, du reste, bénéficié d’un impressionnant soutien logistique. D’où vient l’argent ?  » Des trafics de drogue, mais aussi de certains pays du Golfe, qui ont envoyé des sommes importantes par petits montants, via Western Union « , précise une source militaire. De fait, les pesos coulent à flots dans le camp islamiste.  » A Mamasapano, certains habitants radicalisés tentent de convaincre les jeunes de rejoindre Daech, témoigne Abou, un agent municipal. Ils leur offrent 100 000 pesos (1 650 euros) pour les recruter, puis ils leur versent 30 000 pesos (500 euros) de salaire mensuel.  » Des cellules radicales risquent-elles de voir le jour, un peu partout sur l’île de Mindanao ? Le terreau est favorable : une pauvreté endémique, un chômage élevé, un Etat peu présent et une situation politique gelée, qui suscitent de nombreuses frustrations. ONG, diplomates, experts en sécurité, tous le disent : la colère et le désespoir pourraient pousser des milliers de musulmans – et même des catholiques – dans les bras de Daech.  » Beaucoup de jeunes viennent me poser des questions sur l’Etat islamique « , confie Mahmod Mala Adilao. Voix grave, regard profond, cet imam a accepté de nous recevoir dans son bureau, au coeur du quartier musulman de Davao, dans le barangay 23-C. Au mur, un ventilo fatigué brasse l’air humide. Sur la table, une pile de Corans écornés. Il n’y a pas de fatalisme chez cet homme, mais le sentiment de livrer une lutte inégale.  » Ils me racontent toutes les horreurs qu’ils lisent sur les réseaux sociaux. Je les sens un peu perdus. Certains m’avouent qu’on leur a proposé de l’argent pour combattre. Je leur dis de se méfier. Ces extrémistes n’agissent pas dans un but religieux, ils sont guidés par des intérêts personnels, l’argent et la politique.  »

Régulièrement, Mahmod Mala Adilao échange avec des évêques. Ensemble, ils parlent de tolérance, d’amour du prochain, et ils confrontent leurs expériences. Il rencontre aussi d’autres imams.  » Certains ont peur des islamistes radicaux « , concède-t-il. D’autres sont en colère contre  » ces élites de Manille  » qui ne comprennent pas la gravité de la situation. Ici, les musulmans ont le sentiment d’être laissés pour compte. Sans progrès politique et en l’absence de développement économique, synonyme d’espoir pour ces communautés oubliées, la paix n’est pas près de revenir sur l’île de Mindanao.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL CHARLES HAQUET

Le but ? Etablir un califat à Bangsamoro, une province à majorité musulmane

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