La mosaïque mystérieuse
Où il est question de laudanum, d’Alan Turing et d’une grille de mots croisés vieille de 82 ans, jamais résolue.
Il existe une force qui pousse les gens à remplir des grilles de mots croisés, comme d’autres veulent se faire marin ou entrer au couvent. Ça s’appelle la vocation. Ce soir-là, le Geyser crépitait comme une île de feu dans le gris du quotidien. Le silence était tel qu’on pouvait y entendre le bruit saugrenu d’un tigre dévorant une laitue : l’effet cumulé du laudanum et de la vodka, sans doute (1). Chacun était penché sur la même grille de mots croisés, alors que les espions russes, descendus du toit – une fois n’est pas coutume – remplissaient les verres à qui mieux mieux, en gueulant avec enthousiasme Na zdorovie ! (santé !) (2). De Moscou, ils tiraient leur folklore et leur amour de la cryptographie.
– » On n’y arrivera jamais ! » La Lorelei, qui ressentait le pénible désagrément de se retrouver errant dans une toile de Jérôme Bosch, renonça à jouer, au bout de sept heures. Comme à l’accoutumée, elle s’installa sur la glace du flipper et se mit à fredonner de sa voix de sirène.
Tous les autres, petits OEdipes devant un redoutable Sphinx verbicruciste, tenaient bon et labouraient l’équation, pour en trouver la racine. Le problème ressemblait à un défi capricieux, clownesque et monstrueux (3).
– Six horizontal, en huit lettres : » Vide les baignoires et remplit les lavabos « , insista Le Fleuri. Quelqu’un a compris ?
– » Entracte ! » s’époumona Paula. Les baignoires, ce sont les fauteuils, au théâtre. Et pendant l’entracte, tout le monde va faire pipi !
Et ainsi se poursuivit, des jours durant, un incroyable ballet de méninges barbotant dans l’alcool et l’opium. Au bout d’une semaine, des souliers, des tabliers, des vestes, des soutiens-gorge jonchaient le parquet, dans un désordre textile : les joueurs épuisés, découragés, hébétés, s’étaient mis à leur aise, pris dans le béton de leur échec. Ils n’étaient plus que des cadavres récalcitrants qui s’accrochaient à la possibilité d’une solution. On en parla à la radio. On le montra à la télé, ce bivouac crépusculaire, ce café fermé au public, plein de grandes nuits et de personnages reclus.
– » Mon ancien amoureux, Alan Turing, lui, il saurait » : le vieil Heinrich, en général si taiseux, si pudique, si discret, avait parlé. Et La Lorelei de rétorquer : » Ça tombe bien : il joue à Paris, en ce moment (4). »
Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer, à 20h15, sur la Une…
(1) Le laudanum est une une boisson à base d’opium. C’est sous laudanum que Mary Shelley a écrit son Frankenstein.
(2) Lire aussi » Le Geyser, nid d’espions « , dans le Vif/L’Express du 3 mai dernier.
(3) En 1926, Antal Gyula, un garçon de café hongrois, amateur de laudanum, se suicide et laisse une lettre d’adieu, sous forme de mots croisés mêlés à des images, jamais résolus.
(4) La Machine de Turing est à l’affiche du théâtre Michel, à Paris. Alan Turing, mathématicien brillant, a cassé le code Enigma des nazis. Condamné pour homosexualité, en 1952, il se suicide deux ans plus tard.
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