La mort autour d’une bière

Bruxelles. Quai des péniches. A l’entrée du bateau (bien nommé Ange Gabriel), une affichette annonce :  » Le Café de la mort. Redonnons à la mort sa juste place dans la vie.  » Testé pour vous.

Je n’ai jamais connu ni senti vraiment la mort chez quelqu’un de proche, mais j’ai la trentaine et plus le temps avance, plus je sais que cela va arriver.  » Ces premiers mots, d’un jeune homme, ouvrent le Café de la mort organisé à Bruxelles, fin avril, par Sandrine Tenaud. L’idée vient de Suisse. De Bernard Crettaz (1). Depuis 2004, ce sociologue anime sur demande des discussions à bâtons rompus sur la mort. Sa démarche entend libérer les gorges endeuillées. Et au fur et à mesure que ses cafés mortels se multiplient, le sociologue suisse a  » le sentiment de servir une cause juste : être en relation de vérité totale, avec moi-même et avec la communauté provisoire des vivants, rassemblés face à la mort. Une mort restituée dans sa dimension première et non comme maladie à soigner, permet ce rapport de vérité « .

Pour en assurer un déroulement adéquat, les cafés sont balisés par quelques règles de bon sens. Ne pas  » forcer  » une parole, raconter son histoire et non celle des autres, s’écouter. L’animateur est là pour relier les récits entre eux. Aujourd’hui, à Bruxelles, seule une dizaine de personnes sont autour de quelques tables. Rassembler autour d’un sujet tabou n’est pas chose aisée. Les premiers récits évoquent un avis sociologique distant. Une blonde quadra amorce le laïus sur notre société de l’argent :  » La mort est devenue un commerce. Dans un funérarium, tout se paie. Demander des bougies, vous les paierez.  »

–  » Et on ne peut pas garder le mort à la maison ? « 

–  » On ne peut plus mourir chez soi « , croit savoir un participant.

–  » Ah bon. Faudra être prévoyant alors !  » [Rires.]

Véronique, lance :  » On ne nous prépare pas à la mort.  » Sa voix chevrote un peu. Quasi déjà épuisée, elle soupire :  » J’appréhendais de venir.  » Elle entame l’histoire de son père frappé d’un AVC, de la mère qui encaisse l’uppercut dans sa chair. Cancer. Sept mois après, agonie. Véronique se rend à l’hôpital. Combien de temps encore ? Une heure ou un mois, répond l’infirmière.  » Je demande des bougies, des huiles essentielles. J’appelle, je préfère que les gens viennent. Mes enfants arrivent, disent au revoir. Je dors à ses côtés, seule. A l’aurore, je l’entends toujours respirer. Toujours ces halètements. Le soleil se lève.  » Il est 5 heures du matin. Elle est morte.

Véronique pleure un peu, parle de rendez-vous et Sandrine Tenaud acquiesce.  » C’est un récit qui revient souvent. Une personne est sur son lit de mort et un détail, un événement comme l’arrivée d’un être cher, fait que la personne ne s’attarde plus. « 

Mais à quoi bon parler de la mort ? Un homme répond :  » J’ai l’impression d’exister d’autant plus fort avec la conscience de la mort. Elle donne du relief à la vie. Le fait qu’il y ait une fin amène une urgence de vivre.  » Bernard Crettaz replace cette parole dans un cadre culturel qui rend la mort aux vivants :  » Toute ma démarche vise à décoloniser la fin de vie, la mort et le deuil de l’encadrement psychologisant assuré par des spécialistes. Je ne fais ici que revenir aux pratiques de toutes les cultures antérieures à la nôtre : parler de ces « choses dures » dans les rencontres ordinaires, dans les veillées mortuaires et dans les repas d’enterrement dont je suis l’héritier direct.  » Pourquoi solliciter cette parole dans les cafés ?  » Pour lier deux structures existentielles et culturelles contradictoires : la légèreté du bistrot et la profondeur de la mort. « 

Au fond de la péniche, l’ambiance est effectivement feutrée et relax. Un grand à lunettes raconte avoir voulu montrer la tombe de sa mère à son fils. A son arrivée, les pelleteuses étaient à l’action. La concession prenait fin (au bout de vingt ans). Pour offrir malgré tout à son fils ce rendez-vous avec sa grand-mère, il s’est recueilli sur une tombe voisine. Vingt ans pour un deuil. Une seule génération. L’assemblée est unanime : c’est trop court.

A présent, le groupe partage les différences de rites selon les cultures. La Mexicaine évoque la Fête des morts. La Grecque raconte les rites orthodoxes. Le Maghrébin, le soutien des proches : trois jours de présence sans discontinuer. L’absence de chemin pour conduire ses défunts se fait cruellement ressentir. Le type à lunettes évoque la  » manière horrible dont sa tante est partie au crématorium : un quart d’heure et personne au moment de la prise de paroles pour évoquer la défunte. Elle part sans un mot « .

Avec des religions de plus en plus délaissées, chacun doit réinventer le dernier voyage. Sandrine Tenaud raconte le cortège funèbre esquissant une chorégraphie lors de l’enterrement d’une danseuse. Véronique dit la musique et le vin italien à l’enterrement de son papa. Un homme explique ces bois en Allemagne où  » l’on peut choisir un arbre et disperser les cendres au pied. Une plaque rappelle l’arbre choisi. C’est une idée fabuleuse. Mon meilleur copain est là. On était dans la nature. On était ensemble, on parlait plus facilement. C’était fort.  » Ces exemples collent avec les analyses sociologiques de Jean Monbourquette et Isabelle d’Aspremont (2) :  » Quand, aujourd’hui, quelqu’un tient à manifester la douleur de son deuil, il est poliment rejeté, un vide social se crée autour de lui.  » Frappé par la mort d’un proche, l’endeuillé, se sentant coupable,  » ne veut pas déranger « .

Le pari des Cafés des morts est de rendre à la grande faucheuse une voix, fût-elle macabre. Même si on connaît déjà la fin de nos vies, regardons le film jusqu’au bout.

(1) Cafés mortels. Sortir la mort du silence, de Bernard Crettaz, Labor et Fides, 2011.

(2) Excusez-moi, je suis en deuil , Jean Monbourquette et Isabelle d’Aspremont, Novalis, 2011.

OLIVIER BAILLY

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