La mémoire dans les mots

Alors que sa mère se délite dans la maladie d’Alzheimer, Erwin Mortier amortit le choc par l’écriture. Un texte d’une puissance rare, habité par l’émoi de l’écrivain gantois.

Erwin Mortier est quasi inconnu de ce côté de la frontière. Né en 1965, cet auteur surdoué cultive une langue à la Flaubert. Son oeuvre est hantée par le secret, la famille et la guerre, comme le Sommeil des dieux, récompensé par le Prix AKO (le Goncourt néerlandais). Cette fois, il se livre à une bataille perdue d’avance, la maladie d’Alzheimer de sa mère. Ni témoignage ni litanie, ces Psaumes balbutiés flirtent avec la poésie pour traduire le silence de cette inconnue qui ne le reconnaît plus.

Le Vif/L’Express : Pourquoi est-il si cruel pour un écrivain de voir sa mère perdre les mots ?

Erwin Mortier : Parce qu’ils représentent mon matériau de travail. Lorsque la maladie nous attaque dans notre pouvoir, on réalise à quel point la langue est vitale. Comment dire adieu sans elle ? L’écriture lutte symboliquement en visant à vaincre le silence. Je ne pensais pas pouvoir écrire ce livre, mais il m’a sauvé en me réconciliant avec moi-même.  » La poésie subtile que chacun porte en soi  » constitue-t-elle une  » boussole  » idéale ?

Prendre des notes, chaque jour, est un rituel apaisant auquel je me suis accroché religieusement, en cette période chaotique. La langue et le style me renvoient à l’essence, à savoir soutenir mes parents dans ces moments pénibles. L’utilisation de la poésie naît du constat que nos plus grandes peurs, attentes et appréhensions sont indéfinissables. Seule la voix poétique m’aide à les mettre en mots. Ainsi, le lecteur peut y trouver ses résonances et ses silences.

 » Les mots s’envolent, les écrits restent.  » Est-ce la meilleure arme contre la maladie d’Alzheimer qui aliène votre mère ?

Ce texte rend hommage à la place que les livres occupent dans ma vie. Leur magie se situe dans l’incroyable océan de voix littéraires. Certaines ont disparu depuis des millénaires et, pourtant, on les entend encore. Quelle consolation ! Ma mère était une grande lectrice, or ironie du sort, elle ne lira jamais ce texte. Cette catharsis est libératrice et blessante car j’ai dû admettre que ma mère ne pourra pas être sauvée. C’est terrible de parler d’elle au passé, alors qu’elle est présente. Que ressentez-vous face à cette  » pieta  » inversée, où  » les fils portent la mère  » ?

C’est dans la nature des choses… Tôt ou tard, on doit s’occuper de nos parents vieillissants, mais il est dur d’admettre que ce toit protecteur s’effondre. Ce renversement me rend mélancolique. Il y a deux façons de vieillir, soit on l’accepte en lâchant prise, soit on s’accroche à l’angoisse d’une expérience invincible. Ici, la fragilité s’accompagne de l’impossibilité de communiquer. L’histoire de vie de ma mère s’achevant dans l’inconnu, il appartient à ce livre de boucler la boucle. J’espère que ses petits-enfants liront un jour ce mémorial. Pourquoi les cicatrices forment-elles le fil rouge de votre oeuvre ?

Côté maternel, j’ai grandi dans une famille bardée de cicatrices. Mes grands-parents ont souffert d’un passé impossible à transmettre. Celui d’un frère, enrôlé volontairement dans l’armée hitlérienne. Le poids du secret m’a rendu sensible. Les cicatrices façonnent notre personnalité, elles donnent du relief au marbre qui nous constitue. Grâce à l’écriture, j’ai pu me souvenir de ma mère avant la maladie, une femme qui m’a transmis la générosité de la vie. Vivement que cette prière à un dieu, non défini, fasse briller l’obscurité.

Psaumes balbutiés – Livres d’heures de ma mère, par Erwin Mortier, éd. Fayard, 187 p.

KERENN ELKAÏM

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