« La médecine générale n’est pas un supermarché »

Face au malaise des généralistes, le ministre des Affaires sociales pose un diagnostic. Mais a-t-il les moyens de traiter ces patients? Il lance quelques idées. Certaines risquent de déplaire…

Le Vif/L’Express: Menaces de grève côté flamand, tenue prochaine des Etats généraux de la médecine générale côté francophone… Avez-vous conscience du malaise des généralistes?

Frank Vandenbroucke : Absolument ! Une partie de leurs problèmes s’explique par des raisons matérielles, liées à leur rémunération. Après neuf ans d’études, les jeunes doivent se contenter de revenus à peine décents. Et les généralistes actuels savent qu’ils ne deviendront pas riches, en dépit d’un travail exigeant qui interfère largement sur leur vie de famille. Mais ces préoccupations financières n’expliquent pas tout. Il s’agit aussi d’un problème de reconnaissance professionnelle : le rôle des généralistes est de moins en moins valorisé dans notre système de santé. A nous de réorienter la politique de santé et de souligner davantage leur rôle. Certains pas ont déjà été faits dans cette direction: on a dégagé des moyens pour un financement élargi du dossier médical global ( NDLR: l’inscription des patients chez un médecin qui gère alors l’ensemble de leur dossier).

A entendre la grogne actuelle, cela ne semble pas suffisant…

C’est tout à fait insuffisant. Les médecins de famille sont impatients. Et moi aussi. L’Inami, la concertation médico-mutuelliste… et les ministres réagissent trop lentement! Il est temps de s’attaquer à l’indispensable réforme du fonctionnement de la santé publique.

En fait, face aux nouveaux besoins, la façon dont nous finançons la médecine est devenue un peu anachronique. Un exemple ? Aucune aide n’est prévue pour aider les généralistes à financer les infrastructures dont ils ont besoin : secrétariat téléphonique, gestion informatique des dossiers, regroupements de cabinets… Or, dans le même temps, les pouvoirs publics leur demandent une gestion accrue des dossiers des patients. Pour que cela change, cette année, j’ai libéré un premier budget de 190 millions de francs. Il servira à l’informatisation des cabinets. C’est un premier petit pas…

Comment expliquez-vous le sentiment de dévalorisation ressenti par les généralistes?

A force de voir certains feuilletons ou certains films, le grand public se fait une idée fausse de la médecine. Elle est présentée comme une discipline héroïque, où le médecin agit toujours dans l’urgence, pour des problèmes graves. Et où l’enjeu est toujours un quitte ou double : le sauvetage ou la mort du patient. Pas de demi-mesure. Or le boulot d’un généraliste est fort différent. Pendant vingt ans, il va suivre un patient diabétique, le conseiller, lui expliquer et lui réexpliquer ce qui se passe, adapter les traitements… Faute de guérison possible, il n’obtiendra pas de résultats spectaculaires. Son travail lent et discret aura pourtant été essentiel. Ce décalage entre la fiction et la réalité explique le peu de respect qu’on porte, finalement, à nos généralistes.

Est-ce pour cela, comme vous le dites parfois, que les généralistes vous font penser aux enseignants ?

Absolument. On constate, dans les deux cas, le même manque de respect du public! Les soins de santé sont un bien très précieux. Trop de patients l’oublient. Ils considèrent la médecine générale comme un supermarché dans lequel on entre sans beaucoup de respect et où l’on se sert en fonction de ses humeurs du moment. Cela ne va pas. Je le dis clairement.

Comment sortir de l’impasse?

En repensant et en redéfinissant clairement le rôle et la spécificité de la médecine générale. Une des solutions consiste à dégager suffisamment d’argent pour revaloriser financièrement ce que l’on appelle l’acte intellectuel. La rémunération d’un médecin pour le temps passé pour l’examen, le dialogue, l’écoute, le diagnostic est nettement moins importante que celle prévue pour un acte technique (prélèvement, radiographie, etc.). Cette faible valorisation de l’acte intellectuel ne concerne d’ailleurs pas seulement les généralistes, mais aussi les pédiatres, les rhumatologues, les gériatres, les psychiatres… Toutes les spécialités qui demandent du temps avec un patient.

Ces constats ne sont pas neufs. Quelles sont les mesures concrètes que vous pouvez prendre pour redonner leur place aux généralistes?

Je voudrais notamment à corriger l’une des aberrations de notre système, à savoir la concurrence déloyale que font aux généralistes les urgences hospitalières. A première vue, pour les malades, l’hôpital, c’est gratuit. Une partie du public se rend donc aux urgences hospitalières pour y faire soigner des pathologies parfaitement banales. Cela lui coûte moins cher que de se rendre chez son médecin. Mais les urgences, elles, coûtent beaucoup plus cher à la sécurité sociale, c’est-à-dire à la collectivité.

Ce que je vais dire ne va sans doute pas plaire, en particulier aux militants de mon parti, mais j’estime que, sauf situation sociale particulière, un malade qui se rend aux urgences avec une telle désinvolture doit être responsabilisé financièrement. Et donc payer plus.

Parallèlement, il faut aussi permettre aux généralistes d’organiser des gardes efficaces. Pour 2002, j’ai décidé d’y consacrer près de 100 millions. Ils seront destinés à la sécurité des médecins ou, par exemple, au financement de centraux téléphoniques. Une somme identique ira directement aux docteurs qui assurent les gardes. Et 30 millions serviront à encourager les projets expérimentaux qu’on me présentera.

Ce n’est pas bien lourd par rapport au budget global de la santé…

Ce n’est qu’un modeste début. Mais c’en est un.

Les médecins ont souvent le sentiment d’être davantage sanctionnés qu’écoutés. En clair, infantilisés. N’y a-t-il pas d’autre discours possible que celui de la carotte et du bâton ?

Les sanctions n’ont cours qu’à l’égard des médecins qui persistent dans des abus ou des excès. Et il est vrai que certaines tracasseries administratives anachroniques doivent être revues. C’est le cas, par exemple, pour les demandes d’autorisation de certains médicaments qui doivent passer par les médecins-conseils des mutuelles. C’est un système lourd et peu efficace. Depuis un an, j’ai demandé aux acteurs concernés de simplifier, ensemble, cette procédure paperassière et peu efficace. Rien n’avance. Si cela persiste, je proposerai donc mes propres solutions. Sur ce dossier-là, aussi, ma patience est à bout…

Regrettez-vous de ne pouvoir imposer vos idées plus directement?

Même si ce n’est pas l’image qu’on a de moi, je suis un homme favorable à notre système de concertation. Il permet aux acteurs de terrain de prendre les décisions les concernant, le tout avec une sécurité tarifaire pour les patients. Et ces derniers restent libres de choisir leurs thérapeutes. Cela dit, j’ai l’impression que, dans le passé, cette structure de concertation a trop négligé les généralistes. De plus, elle ne réagit pas toujours assez vite et ne tient pas suffisamment compte des changements qui émergent dans notre société. Dès lors, pour tenter de dégager des solutions aux problèmes des généralistes, j’ai chargé l’un d’entre eux, le Dr Karel Van de Meulebroeke, de présenter des propositions. Elles permettront peut-être de changer l’organisation du système… En fait, j’ai envoyé des signaux très clairs pour dire qu’il est temps de bouger si on veut préserver notre médecine libérale. J’aimerai autant le faire avec les acteurs concernés. Mais, si rien ne bouge, j’agirai: c’est le rôle d’un ministre de ne pas tolérer le laxisme.

Les divergences d’intérêts entre généralistes et spécialistes font dire à certains que la convention médico-mutuelliste, où se négocient notamment les honoraires et les remboursements, devrait être scindée : l’une pour les généralistes, l’autre pour les spécialistes. A creuser ?

Non. Le système actuel de santé est déjà bien trop compartimenté. Au contraire, il faut lui insuffler davantage de cohérence. Mais il est vrai qu’il faudrait renforcer l’identité des généralistes dans la convention. De manière plus générale, je crois aussi que nous devons mieux tenir compte de l’apport des associations scientifiques de médecins. Leur travail est trop peu pris en compte. Appliquer leurs recommandations doit permettre de soigner mieux et sans dépenses inutiles.

Pourra-t-on se passer d’une augmentation du budget alloué à la santé?

Il faudra de nouveaux investissements. Mais, pour faire accepter la légitimité de cette idée, il faut d’abord un système performant, qui permette de chasser les vrais excès et un système autorégulateur, géré par les médecins eux-mêmes. Mais cette autorégulation, cette responsabilisation concernent en fait les mutuelles, les hôpitaux, les médecins et… les patients.

Entretien: Pascale Gruber et Stéphane Renard

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