La marraine de Forcella

(NAPLES) Erminia Giuliano, alias  » Celeste « , a longtemps régné sur un clan dont les hommes, à son grand désespoir, ont fini par collaborer avec la justice.

de notre envoyé spécial

Une femme contrariée a plusieurs façons de se détendre : une tisane, du yoga, un peu de lèche-vitrines… Erminia Giuliano, elle, a longtemps dégainé la même phrase quand elle avait les nerfs en pelote :  » Il faut que je tire sur quelqu’un !  » Forcément, à part les policiers, la  » boss des boss  » n’a jamais trouvé grand monde pour se mettre en travers de son destin.

Son destin, c’est Forcella. Un quartier en forme de casbah, à l’ombre du Dôme, au c£ur de Naples. Dans ce dédale de ruelles, de vieilles femmes vêtues de noir montent la garde, statufiées derrière leurs étals de cigarettes de contrebande. Lors des descentes de police, ces veuves se transforment en furies, l’insulte aux lèvres, jetant de l’eau savonneuse sous les pas des flics pour protéger la fuite de leurs enfants.  » Contrairement à une organisation pyramidale comme Cosa Nostra [NDLR : la Mafia sicilienne], la Camorra est un conglomérat de clans familiaux, souligne Sergio Amato, substitut du procureur à l’anti-Mafia de Naples. Et ici les femmes tiennent le pavé comme les hommes. « 

Au commencement, Erminia Giuliano, 53 ans, n’est encore que la s£ur de Luigi, boss historique de Forcella, surnommé  » o’ Re  » (le Roi). Famille de 11 enfants, les Giuliano se sont extirpés de la misère, au fil des années 1970, passant de la contrebande au proxénétisme, du racket aux enlèvements. Mais l’aura du clan ne tient pas qu’à la férocité de son ascension. Luigi et ses frères semblent sortis d’un film de Visconti. Toutes les ragazze se damneraient pour eux. Leur s£ur, elle, a la blondeur platine et un regard de gouape noyé dans le fard à paupières. On la surnomme Celeste. Pour ses yeux bleus. Et pour sa faculté à expédier ad patres les importuns, via les tueurs maison.

Une célèbre photo témoigne du pouvoir absolu des Giuliano au tournant des années 1990. Diego Maradona, saint patron de Naples, dont le génie vient d’offrir à un peuple de va-nu-pieds le titre de champion d’Italie, s’y pavane dans une baignoire en forme de coquillage. La baignoire de Luigi Giuliano. A l’époque, le clan investit massivement dans le trafic de drogue et dans les paris sur les matchs truqués. Sur les deux tableaux, l’ami argentin paie de sa personne.  » Il aurait fait n’importe quoi pour de la coke, y compris saborder son équipe « , reconnaîtra plus tard Carmine, l’un des frères Giuliano.

Erminia a toujours bien aimé Carmine. C’est lui qui lui a appris comment fixer le soleil, les yeux grands ouverts, pour ne jamais baisser le regard devant un rival. Mais c’est également lui qui, de ses quatre frères arrêtés entre 1995 et 1997, sera le premier à collaborer avec la justice. Même Luigi, le roi déchu, finira en balance.

A Forcella, le conseil de famille est aux abois. Il reste bien quelques mâles autour de la table, mais Celeste est la seule à en imposer vraiment. Son règne commence. Elle relance le loto clandestin pour payer les affiliés flageolants, poignarde une concurrente avec un couteau enduit de piment histoire d’accentuer les brûlures, lance sa voiture dans la vitrine d’un marchand de jouets rétif au pizzo (racket). Les gens la vomissent et la vénèrent. Elle collectionne les amants et entre dans la liste des 30 criminels les plus recherchés du pays.

Jusqu’à la dernière réplique, elle s’agrippe au rôle de sa vie. Quand les policiers viennent la cueillir derrière une trappe dissimulée dans l’appartement d’une de ses filles, Celeste ne tremble pas. Elle exige de passer chez son coiffeur avant de les suivre. La justice saisit plus de 10 millions d’euros de biens appartenant à la famille : sociétés immobilières, boutiques de mode, concessions automobiles… Le 19 avril 2006, elle est condamnée à dix ans de réclusion en tant que chef d’association mafieuse. Fin d’une époque.

Dans la prison de Pozzuoli, à l’heure de la promenade, l’ex-marraine de Forcella a continué de toiser le soleil sans ciller. Dans de longues lettres à son frère Luigi, qui a refait sa vie sous un faux nom dans une ville du nord de l’Italie, elle a craché sa haine des renégats. La femme est l’avenir du crime. Ni Celeste ni aucune autre madone de la mafia napolitaine ne s’est jamais repentie.  » Dans la Camorra, c’est comme dans les bureaux, soupire le chef de la Squadra Mobile de Naples, Vittorio Pisani. Il faut toujours qu’elles en fassent plus que les hommes… « 

Ce 3 juillet 2009, Forcella brûle sous une chaleur de four et le journal Cronache di Napoli titre en Une :  » Arrestato Antonio Giuliano. «  Un de plus à l’ombre : le petit-neveu d’Erminia. Un môme de 20 ans. L’espoir de la famille. Coffré, deux jours plus tôt, pour avoir piqué une Rolex et un bracelet de diamants à une touriste. Parader dans Forcella avec toute cette quincaillerie, c’est un peu comme pique-niquer dans la cage aux lions, un défi lancé à l’ordre du monde.

Devant les policiers, ce jour-là, Antonio n’a lâché que le minimum. Oui, il était bien de la célèbre lignée. Non, il ne se souvenait de rien. Puis il a ficelé son regard à celui de ses interlocuteurs et il n’a plus desserré les mâchoires jusqu’à la fin de l’interrogatoire. Le Vésuve aurait pu se mettre à tonner, il n’aurait pas bronché. Un homme d’honneur, un vrai. Comme sa tante.

H. H.

celeste poignarde une rivale avec un couteau enduit de piment

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