Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité.

La louve qui voulait apprendre à écrire

Où il est question d’une invention méconnue – la machine à écrire pour chiens, créée par la fille de l’écrivain Thomas Mann – et de vente de visas humanitaires à la sauvette.

Les filles, c’est du vent, voyez ? Ça n’a pas les pieds sur terre, les femmes et les vents. Ce sont des vagabonds. Ils-elles vont, ils-elles viennent, comme des coups de foudre, comme une crampe, comme l’exil ou l’extase. Ça arrive par hasard. Et ça change tout. Ulysse, le dernier serveur venu à officier au Geyser, marchait dru, pensant à Loulou, tout en serrant contre son coeur une énorme Olivetti aux touches démesurées (1). Il fallait dire que Loulou n’était pas plus une femme qu’un vent : c’était la louve du café. Et il se disait, Ulysse, que ces histoires de bonnes femmes et de bise, c’étaient des fadaises. Rien de plus. Des sottises hantant l’imaginaire d’hommes frustrés, de mecs meurtris.

Ulysse, ce Rwandais qui avait fait de hautes études de lettres, dans une grande université de Québec, avant de finir essoré par l’Escaut et sauvé – in extremis – par sa désormais collègue, Paula (2), baissait la tête, comme un coupable. Il n’offrait aux passants que le piteux spectacle de son crâne emperlé de sueur : toujours pas en règle, niveau papiers, il lui fallait faire profil bas. Autour de lui, les gens s’en allaient, en sifflotant, heureux comme des mites dans le pull de Dolly Parton.

Chemin faisant, Ulysse croisa un type qui le siffla. Pas comme on alpague une jolie fille. Non. Plutôt comme un dealer cherchant à refiler sa dose à un client timide. Et puis, voilà qu’un deuxième gars l’interpella :  » Hey ! Pssssssssst ! Visa ? Pas cher ! (3)  » Ulysse hâta le pas et se dit qu’il ne serait pas fâché de s’en défaire de cette foutue machine et des types en imper qui lui collaient aux basques. Pour l’heure, il avait juste envie de saisir le lourd engin par le ruban, par les touches, par le fondement s’il le fallait et de l’amarrer à un lampadaire, avant de s’enfuir en lui tournant le dos. Ni vu ni connu. Il pourrait aussi le fourrer dans un caniveau. Pas vu, pas pris.

Mais Loulou, gorgée de l’espoir d’apprendre à écrire, l’attendait. Pour sûr qu’elle se trouvait dans un état de nervosité alarmant, arborant sur le dos ce petit cartable bigarré dont elle rêvait depuis la rentrée scolaire, feuilletant un dictionnaire avec une obstination besogneuse. Depuis son arrivée, Ulysse avait noué, avec la louve du Geyser, un lien précieux. Il lui avait expliqué que l’art de l’écriture ne devait pas forcément être inféodé à l’espèce humaine. Pour Loulou, c’était un rêve violent. Le songe de la liberté. Celui du bonheur.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20h15…

(1) Dans les années 1960, l’anthropologue écologiste Elisabeth Mann-Borgese affirma avoir appris à ses chiens à écrire sur une Olivetti modifiée par ses soins.

(2) Voir  » L’Odyssée de Paula  » (Le Vif/L’Express du 6 septembre 2018).

(3) Le scandale de l’attribution de visas humanitaires, impliquant un conseiller communal N-VA de Malines, fut révélé en janvier dernier.

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