La légende noire

Roi entêté et méprisant ou grand seigneur et père aimant? Les auteurs qui ont salué le centième anniversaire de la naissance de Léopold III livrent un portrait tout en contraste

Marie-Esmeralda est née dans l’ouate. Dans son livre Léopold III, mon père (Racine), la princesse, qui préfère se faire appeler Esmeralda, raconte son conte de fées: sa vie de château à Laeken et Argenteuil, les étés à Ciergnon entre le golf, le billard et les courses automobiles, ses rencontres avec les plus éminentes personnalités, ses voyages au bout du monde. Elle se dit aussi blessée par ce qui a parfois été écrit sur ce « chef d’Etat dans la tourmente »: elle n’y reconnaît pas son père.

Sixième et dernier enfant de Léopold III, Marie-Esmeralda est née alors qu’il atteignait l’âge de 55 ans, à un moment de sa vie où une relative accalmie succède à la tempête. D’ailleurs, elle ne se souvient que du bonheur familial. Les clichés sélectionnés dans son ouvrage, sorte d’album photo, sont autant d’images d’Epinal. Les scènes qui rassemblent Joséphine-Charlotte, Baudouin et Albert – les enfants de la reine Astrid (la première épouse de Léopold III) – et Alexandre, Marie-Christine et Marie-Esmeralda – les enfants de Lilian (la seconde épouse) – sont nombreuses. Comme si Marie Esmeralda voulait à tout prix démentir les rumeurs de rupture entre les deux familles, faire oublier l’absence de Lilian aux obsèques du roi Baudouin, en 1993, et infirmer les propos assassins de l’ex-grand maréchal de la Cour, Herman Liebaers, dans Baudouin en filigrane (Labor), à propos de Lilian: « La princesse me parla longuement de sa fille ( NDLR: Marie-Christine). L’énumération de ses défauts me parut interminable, et j’attendis en vain une allusion à une qualité. »

On croit aisément Marie-Esmeralda quand elle évoque un père attentif et raffiné, tout droit sorti d’un film de Hollywood, alpiniste chevronné, golfeur quasi accompli, grand photographe, voyageur infatigable, écologiste avant l’heure et, selon Ilya Prigogine, Prix Nobel de chimie, l’un des pères de la politique scientifique en Belgique.

Marie-Esmeralda est cependant moins convaincante quand elle évoque « un homme serein », qui « avait surmonté les drames et écueils de sa vie » et contemplait les événements du monde « avec calme et détachement ». Ce n’est pas non plus l’impression laissée par le livre posthume du roi, Pour l’Histoire (Racine), où, à la veille de sa mort, en 1983, Léopold III a craché son venin. Paru en juin dernier, l’ouvrage était censé donner le point de vue du roi « sur quelques épisodes de son règne ». Entêté, rancunier, méprisant, Léopold III n’y apparaît pas sous son meilleur jour. Quarante ans après la Seconde Guerre mondiale, il veut encore et toujours avoir raison, seul contre tous, traitant les hommes alors à la tête des pays voisins d' »incompétents (…), incapables de comprendre à temps le problème allemand »; et Hubert Pierlot, le Premier ministre, de « borné (…), incapable d’un geste simplement humain »…

Agressif, voire injurieux, dans la bouche d’un souverain qu’on aurait préféré au-dessus de la mêlée? Ancien président du Comité international d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Jean Vanwelkenhuyzen en convient. « Le personnage vaut plus que ce qu’il a écrit, regrette celui qui s’est entretenu régulièrement avec Léopold III, de 1970 à 1983. Mais le roi n’était pas un expansif. On n’apprend pas à un enfant princier à être bavard. De même, son ouvrage est court. L’action du roi y apparaît de façon abrupte, sans être explicitée. Remise dans son contexte, elle a sa logique. »

Le livre de Vanwelkenhuyzen, Quand les chemins se séparent (Racine), vient d’être réédité dans ce but: la personnalité des protagonistes expliquerait en grande partie le divorce survenu, en 1940, entre Léopold III, resté en Belgique, et ses ministres en partance pour l’exil de Londres. Il s’agit d’une rupture entre deux hommes qui ne s’appréciaient pas. Parce que Vanwelkenhuyzen a personnellement connu Pierlot, il se permet de le décrire comme un personnage « ombrageux », « sentencieux », « gauche », « doctoral », « compassé »…

On est interpellé par les similitudes entre les caractères du roi et du Premier ministre. L’un et l’autre étaient attachés à la monarchie par toutes leurs fibres. Ils étaient également timides et méfiants. Ils se figeaient facilement, convaincus que la voie qu’ils suivaient était la seule bonne, jusqu’à persister dans l’erreur et à empêcher toute réconciliation. Ainsi, le 28 mai 1940, à Paris, Pierlot accusait, sur les ondes, le roi d’avoir ouvert des négociations avec l’ennemi. Il se fourvoyait de bonne foi. Mais, par la suite, il n’a jamais voulu le reconnaître. Ce que le souverain, qui avait une très haute opinion de sa fonction, n’a pas pardonné. Quant à Léopold III, il n’a jamais pu concéder que ses ministres avaient fait le bon choix, celui des Alliés. Il s’est obstiné à leur réclamer des excuses officielles pour les accusations portées à son endroit, en mai 1940. Amour-propre blessé? Susceptibilité d’hommes autoritaires en mauvaise posture?

Même Marie-Esmeralda le reconnaît: Léopold III, qui, lui-même, avait appris à ne pas discuter les ordres d’un père intimidant, avait une autorité naturelle. Il n’élevait jamais la voix. Du haut de son mètre quatre-vingt-trois, il usait de sa prestance et de son sourire teinté d’ironie. Dans Léopold III, mon père, Christian de Duve, Prix Nobel de médecine, qualifie le souverain de « grand seigneur », tout en précisant: « Personne n’aurait osé l’interrompre quand il prenait la parole. (…) Si, d’aventure, quelqu’un ou quelque chose suscitait son indignation, sa nuque se raidissait, ses yeux prenaient une lueur d’acier. Sa voix, toujours aussi douce, créait une distance invisible et, sans perdre sa parfaite courtoisie, il mettait fin à l’entretien. »

Car, réservé et entier, appréciant peu les réunions mondaines, Léopold III n’avait guère de goût pour la politique. Ce botaniste contrarié, féru de mathématiques et de sciences exactes, se détendant en résolvant des problèmes d’algèbre et de géométrie, n’aimait pas les compromis. « Le roi disait: « En mathématiques, c’est simple: 1 plus 1 donnent 2 », relate Vanwelkenhuyzen. « Mais, en politique, 1 et 1, ça peut tout faire, y compris 2. »

Ce type de réflexions a-t-il valu au monarque la réputation d’être limité, en plus d’être paresseux? « Léopold III a une intelligence méthodique, écrit Vanwelkenhuyzen. Il est un Cobourg. Sa réflexion procède pas à pas. »

Dans son dernier numéro consacré aux Faces cachées de la monarchie, la revue wallonne Toudi insiste sur l’indécision du roi « qui le frappa chaque fois que se présenta l’heure de choix cruciaux ». Le Premier ministre britannique Winston Churchill n’a pas non plus ménagé Léopold III: « Je ne vois pas ce qu’il y a à reprocher au roi, sauf d’être minable et d’être ainsi un parfait représentant du peuple belge qui a vainement espéré se tenir en dehors de cette guerre. »

Ce ne sont pas seulement les aptitudes intellectuelles de Léopold III que les Alliés mettaient en cause. « Depuis son avènement, une légende noire l’entourait, notamment en France, explique Vanwelkenhuyzen. Lors de la mort accidentelle d’Albert Ier, à Marche-les-Dames, une rumeur voulait que des Allemands avaient coupé la corde de l’alpiniste pour qu’un héritier germanophile lui succède. » C’était aussi le résultat de la politique d’indépendance « exclusivement et intégralement belge », menée par Léopold III et le gouvernement, à partir de 1936, dégageant le pays de ses obligations internationales. Dès ce moment, L’Action wallonne avait publié une caricature où Léopold serrait la main d’Hitler: « Tendons la main à d’anciens frères, de nous trop longtemps désunis. »

Léopold III aurait-il été jusqu’à collaborer? Dans son livre consacré Aux origines de la question royale, Léopold III et le gouvernement, les deux politiques belges de 1940, dont la réédition est annoncée prochainement, Jean Stengers, professeur émérite de l’ULB, Jean Stengers, accuse le roi d’avoir voulu arracher à Hitler, lors de leur entrevue à Berchtesgaden en 1940, « la garantie donnée à l’indépendance future de la Belgique. (…) Ceci eût fait éclater l’accord du roi et du Führer sur l’idée que la guerre entre l’Allemagne et la Belgique était terminée, poursuit l’historien. (…) Hitler, par son refus, a tout sauvé ». Toudi, dès lors, n’en démord pas: l’action politique, au sens large, de Léopold III « alla bien au-delà du simple attentisme ». Il passa rapidement « à la politique du moindre mal puis à l’accommodement ».

Sont-ce tous ces « faux pas » et autres souvenirs douloureux, qui donnaient au roi « ce léger voile de tristesse » que le comédien Jean Piat évoque dans Léopold III, mon père?

Dorothée Klein

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