La justice contaminée par le secret

La police et le parquet ont-ils été trop loin au nom

de la lutte contre le terrorisme ? C’est le Parlement,

et non le gouvernement, qui est en pointe dans ce débat et dans l’élaboration d’une loi sur les méthodes évidemment intrusives des services secrets.

J’ai été victime d’écoutes illégales de la police, avec trois autres personnes, pour le simple fait d’avoir organisé une manifestation altermondialiste en 2001. Après une telle violation de ma vie privée, je ne peux plus accepter qu’on me refuse le droit de vérifier concrètement ce qu’il est advenu des renseignements récoltés.  » Raoul Hedebouw, devenu entre-temps le porte-parole du PTB (Parti du travail de Belgique), ne décolère pas.

Alors qu’un tribunal liégeois a condamné l’Etat (qui va en appel) à lui verser 2 000 euros de dommages et intérêts pour cette surveillance indue, il ne parvient pas à obtenir un accès à la banque de données nationales générale des services de police. Cette fameuse BNG qu’un projet d’arrêté royal prévoyait d’engraisser encore davantage avec des millions de données personnelles parfois délicates (orientation sexuelle, religion, descriptions physiques et psychiques, habitudes de consommation…). Bref, Big Brother.

Elaboré par les anciens ministres de l’Intérieur, Patrick Dewael (Open VLD), et de la Justice, Jo Vandeurzen (CD&V), le projet a été provisoirement retiré, comme, en France, le  » fichier Edwige « . Mais ces deux dérapages, ainsi que le succès mitigé du parquet fédéral dans de récents dossiers antiterroristes (DHKP-C, Secours Rouge), ont eu l’effet d’une douche froide sur les parlementaires et sur l’opinion publique.

Au nom d’un risque terroriste bien réel (Madrid 2004, près de 200 morts ; Londres 2005, 56 morts), n’est-on pas en train de brader nos libertés individuelles ? La commission de la Justice de la Chambre s’est emparée du sujet. Depuis le 15 janvier, elle procède à des auditions en vue d’évaluer la législation antiterroriste. En effet, la loi relative aux infractions terroristes proprement dites et les autres lois sur le mandat d’arrêt européen, les  » méthodes particulières de recherche  » de la police (MPR), les témoins protégés, l’utilisation des renseignements collectés par les services secrets, etc., ont renforcé considérablement l’appareil répressif belge.

La concurrence Sénat-Chambre nuit au débat

 » Je ne m’attends pas à de grands changements, pronostique cependant Clotilde Nyssens (CD&V), vice-présidente de la commission de la Justice. Certaines dispositions vont peut-être être rééquilibrées, mais elles ne seront pas fondamentalement modifiées.  » Au Sénat, Hugo Vandenberghe (CD&V) a repris et amendé le projet de loi du précédent gouvernement sur les moyens spéciaux (dont les écoutes téléphoniques) qu’il faut accorder aux services de renseignement. Dans sa première mouture, le projet avait été jugé liberticide.  » Le gouvernement veut toujours brûler les étapes, regrette le sénateur flamand, alors qu’une bonne discussion parlementaire permet d’améliorer un projet, en tenant compte de tous les impératifs en présence, comme la sécurité publique et la défense des droits individuels, sans devoir recourir, par la suite, à des lois de réparation.  » Et toc ! Les incidents de procédure, comme la libération de 15 dangereux criminels, en janvier dernier, par la cour d’appel de Gand, à cause d’une formulation imprécise de la loi sur les MPR utilisées par la police fédérale, ont laissé des traces.

La Chambre et le Sénat travaillent séparément, mais sur des sujets parallèles, ce qui ne facilite pas la clarification des enjeux. Au c£ur de ceux-ci : le recours de plus en plus fréquent à des  » méthodes particulières de recherche  » (pour les policiers) et l’attribution prochaine des  » méthodes de recueil de données  » à la Sûreté de l’Etat et au Service général de renseignement et de sécurité (SGRS), le service secret de nos forces armées. Les Flamands ont beaucoup insisté pour que l’acronyme flamand de ces méthodes intrusives soit Bom et Bim. Plus facile à distinguer que les MPR et les MRD !

Comité T : alerte aux abus !

Dans les dossiers de criminalité grave et organisée – l’affaire Habran – ou dans les enquêtes antiterroristes, le recours aux écoutes téléphoniques, aux témoins protégés, aux informateurs, aux observations systématiques ou aux infiltrations policières sous des identités fictives (agents undercover) sont devenus monnaie courante.

 » Cette évolution a de graves conséquences « , avertit le comité T, un comité de vigilance composé d’organisations non gouvernementales, dans son rapport 2008, à paraître prochainement.  » Des décisions de justice sont de plus en plus souvent fondées sur des informations provenant de surveillances discrètes et non soumises à la contradiction des parties, dit-il en substance. Les pouvoirs de la police judiciaire se rapprochent de ceux des services de sécurité. Et l’adoption d’une incrimination générale comme le terrorisme permet de priver de liberté des individus faisant l’objet de simples soupçons. Enfin, sous l’emprise du parquet fédéral, des juges d’instruction, au lieu d’enquêter à charge et à décharge, semblent se positionner du côté de l’accusation. « 

De fait, dans l’affaire du Secours Rouge, en août 2008, les quatre inculpés – dont la journaliste de la RTBF Wahoub Fayoumi – ont été placés sous mandat d’arrêt, avec quel déploiement de force ! sur la base d’un soupçon de participation aux activités d’un groupe terroriste italien d’extrême gauche. Même si l’enquête est loin d’être terminée, elle a jeté le discrédit sur les manières de gros bras de la police fédérale, agissant pourtant sous le contrôle du parquet fédéral et d’un juge d’instruction.

Entendu le 3 mars dernier devant la commission de la Justice de la Chambre, l’ancien juge d’instruction Damien Vandermeersch, magistrat et professeur de procédure pénale à l’UCL, défend, lui, cette incrimination de terrorisme.  » Le terrorisme constitue un phénomène exceptionnel, qui mérite une attention particulière, voire, sous certains aspects, un traitement dérogatoire, déclare-t-il au Vif/L’Express. D’abord, parce qu’il s’en prend à des innocents ; ensuite, parce qu’il peut entraîner, par réaction, un recul de nos droits et libertés si on se laisse prendre dans la logique de l’extrémisme. Mais ce dispositif antiterroriste ne doit pas ratisser trop large sous peine de perdre sa crédibilité et de nourrir la révolte de ceux qui considèrent le terrorisme comme l’arme du pauvre. « 

Du renseignement à la preuve

Le magistrat bruxellois remarque que la menace terroriste pousse la justice à sortir de son registre naturel, qui est la répression, pour s’engager dans la voie de la prévention qui est, en règle, du ressort du maintien de l’ordre public et, donc, de l’exécutif.  » Or, si le renseignement peut parfois mener à la preuve, il est aussi fugace, difficile à vérifier et risque toujours d’alimenter les rumeurs ou les fantasmes. On est loin de la logique judiciaire où seule la preuve compte. Résultat : certains dossiers se dégonflent au fil de l’enquête. « 

Cette proximité de la justice avec le monde du renseignement entraîne forcément celle-ci dans la pénombre où se plaisent les agents secrets. Cette opacité peut contaminer des parties de l’enquête et écorner les droits de la défense.  » Les exigences du procès équitable sont claires, martèle le magistrat. Un élément qui n’a pas été soumis à la contradiction des parties ne peut fonder, de manière déterminante, un verdict de culpabilité. « 

Pendant ce temps, au Sénat, l’examen de la proposition de loi Vandenberghe sur les méthodes de recueil des données des services de renseignement suit benoîtement son cours. Elle augmentera considérablement les moyens d’investigation – considérés comme normaux partout en Europe – de la Sûreté de l’Etat et du SGRS. Même revue et corrigée, la lutte antiterroriste ne désarme pas.

M.-C.R.

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