» La honte caractérise la condition humaine « 

Neuropsychiatre, éthologue, psychologue, psychanalyste et directeur d’enseignement à l’université de Toulon, Boris Cyrulnik est aussi chargé de missions auprès de ceux qui souffrent. Le grand public le découvre à travers ses livres et ses théories encourageantes, affirmant que  » rien n’est joué avant 120 ans « . Une idée rehaussée par son concept de résilience. Issue du latin resalire (resauter), cette notion  » se définit comme étant la capacité à reprendre vie après un coup du sort « . Cet homme à la voix douce et rassurante estime qu’il  » ne faut jamais réduire une personne à son trauma « . Et pour cause, le petit orphelin juif n’a jamais oublié son destin d’enfant caché, ayant perdu les siens. S’il sonde la honte, dans son nouvel ouvrage, c’est pour mieux dépasser  » ce poison de l’âme « . Cette discussion est aussi l’occasion d’aborder la douleur des victimes de pédophilie.

Le Vif/L’Express : Qu’est donc la honte,  » cet abcès de l’âme  » ?

> Boris Cyrulnik : Cette métaphore souligne un sentiment enkysté. Alors qu’une partie de soi joue et sourit, une part secrète imagine ce que les autres pensent à son sujet. A force de leur prêter des croyances, on est confronté à un clivage empoisonné qui nous coupe en deux. On se sent si minable qu’on a envie de s’effacer. Cette  » indigestion  » fait qu’on est mort de honte. La honte englobe mille formes, qui vont du petit flash qui fait rougir au poison qui perdure pendant vingt ans et gâche la socialisation. Le bébé ne l’éprouve pas. Répondant à une pulsion interne, il ne fait pas de différence entre lui et autrui. Or on n’accède à la honte que si on peut se figurer la représentation du monde de l’autre.

En quoi ce sentiment destructeur se distingue-t-il de la culpabilité ?

> Renfermant des mondes différents, ces émotions peuvent être accouplées. La culpabilité englobe un tribunal intime, qui nous juge sans cesse. Elle doit être expiée, sinon on adopte des comportements comme l’autoflagellation. La honte renferme plutôt un détracteur intime. Quoi qu’on fasse, on se sent minable au point de se rabaisser. Cela peut induire une destruction de soi et des autres. On évolue constamment sous leur regard, en étant persuadé qu’une crypte honteuse nous détracte intimement. Cet écoeurement de soi trouble toutes les relations. Quels facteurs empêchent la résilience ? Des sociologues ont démontré qu’il suffit de trois semaines de solitude ou de privation d’acte de parole pour observer une atrophie cérébrale ! Privés d’affection, les orphelins roumains révélaient déjà des trous noirs.

La honte n’est-elle pas finalement ce qui nous rend humain ?

> Il est vrai que les animaux ne la ressentent pas parce qu’ils ne se représentent pas l’autre. L’enfant développe l’empathie vers 4 ans. Il est dès lors capable d’attribuer à l’autre des désirs et des croyances. Les honteux se perçoivent comme des êtres moraux. Ils ne peuvent pas tout se permettre, sinon ils auraient honte. La honte caractérise la condition humaine, elle est la preuve de notre bon développement intellectuel et affectif. Les honteux se soucient de l’autre, contrairement aux pervers qui ne l’incluent pas dans leur monde.

Pourquoi certains sont-ils dépourvus de ce sentiment ?

> Parce qu’ils n’ont pas accès à l’attribution mentale d’autrui. Freud disait  » qu’on ne devient pas pervers, on le reste « . Tout comme le bébé, ces  » pervers polymorphes  » cèdent uniquement à leurs pulsions. Mais il y a aussi les pervertis. Les nazis n’étaient pas des monstres, mais des hommes et des femmes cultivés, pervertis et soumis à une représentation du monde sans l’Autre : le juif, le nègre, le tsigane ou l’homosexuel n’étant pas de vrais hommes. Je rentre d’une mission de l’Unicef au Congo. La plupart des bourreaux sont persuadés que ce n’est pas un crime  » d’écraser des cancrelats « . A l’instar des nazis, on constate un plaisir à se soumettre au discours d’un chef politique, religieux ou scientifique. Rudolph Höss, commandant d’Auschwitz, n’avait pas une personnalité perverse. Il a pourtant déclaré y avoir passé les plus belles années de sa vie !

Percevez-vous des similitudes dans ces divers génocides ?

> Oui, notamment dans le déclenchement du génocide et dans ce qui le légitime. On retrouve une structure de langage, un discours et des blagues préparant les futurs arguments justifiant le crime.  » Les Tutsi sont des cancrelats. Les juifs désirent posséder le monde. Les Roms veulent nous voler.  » Ce discours totalisant implique que l’Autre est comme ça. Le génocide se prépare dans le langage, avant de passer à la désocialisation. Lorsque Pétain réquisitionne les vélos des juifs, il sait que, dans un pays sans essence, ils perdront leur emploi. Cette étape prépare le processus de déshumanisation et le passage à l’acte. Tout crime contre l’humanité est commis au nom de l’humanité.

Qu’en est-il de la honte des Etats ?

> Après la Seconde Guerre mondiale, il a fallu réhabiliter la honte des Français. Guère glorieux, ils ne se sont pas opposés au nazisme et 600 000 d’entre eux ont participé activement à la collaboration. La réparation étant impossible pour les victimes, elles se sont tues durant quarante ans. Shoah, de Claude Lanzmann, et le discours de Jacques Chirac ont joué un grand rôle pour que la France ose aborder son passé et donner la parole aux juifs. Ce silence des victimes se retrouve dans tous les génocides. Au Rwanda, enfants de victimes et de bourreaux partagent la même classe. En Algérie, Bouteflika a érigé une loi interdisant de dénoncer les crimes. L’Allemagne a le courage d’affronter son histoire en public, mais pas au sein des familles. Lorsque je rencontre des Hutu génocidaires ou des terroristes, aucun ne se sent coupable. Certains sont dans le déni et se défendent en disant qu’ils n’ont qu’obéi aux ordres. Parfois, leurs enfants ont honte avec le recul. La mère de Romy Schneider était proche de Hitler, mais sa fille a porté l’étoile de David et donné des noms juifs à ses enfants.

La honte peut-elle être instrumentalisée ?

> Elle l’est toujours. J’ai réalisé des expertises de terroristes, il y a une familiarité entre eux et les nazis. A force d’être pervertis par un discours extrémiste, ils ne tiennent pas compte des autres et se soumettent avec bonheur à une idéologie. Autre point commun : l’humiliation. Hitler a  » réparé  » la honte du traité de Versailles [NDLR : jugée responsable de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne subit des mesures territoriales et économiques en 1919]. Les terroristes palestiniens se servent de l’attentat pour  » laver  » l’humiliation ressentie face à Israël. Cela se retrouve aussi au niveau intime. L’abuseur joue sur la honte pour faire taire sa fille, victime d’inceste.  » Tu vas blesser ta mère, faire exploser la famille.  » S’il lui offre des cadeaux en échange de l’abus, il en fait sa complice éhontée.

La Belgique est actuellement confrontée au  » dossier Dutroux de l’Eglise belge « . En quoi l’agression sexuelle, commise par un prêtre, constitue-t-elle une  » effraction du corps et de l’âme  » particulière ?

> Au risque de vous choquer, je dirais qu’elle est moins délabrante que par un père. Lors d’un massacre intrafamilial, l’image que l’enfant a de lui-même est extrêmement dévalorisée. Cela dit, le prêtre joue souvent le rôle de substitut paternel dans les familles. Dépourvue de soutien familial ou spirituel, la victime se sent agressée par un représentant de Dieu. Impossible de se défendre, encore moins de le dire. J’avoue ne pas avoir suivi l’affaire qui ébranle votre pays, mais cela m’évoque un scandale irlandais. Des centaines d’enfants ont été agressés, abusés et vendus par une institution religieuse. Un suivi psychologique, à l’âge adulte, révèle que 70 % d’entre eux sont fracassés à vie. Il en résulte une cascade de traumatismes, renforcés par le besoin de se taire pour se protéger. Or 23 % reprennent un développement normal grâce à un tuteur de résilience.

Ici, certaines victimes se sont confiées au cardinal Danneels qui n’a pas su écouter leur souffrance. Le silence de l’Eglise accentue-t-il leur honte ?

> Se taire, c’est laisser faire et être complice ! Je reviens du Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo, où le viol a été utilisé comme arme de guerre par les Maï-Maï. Violer et mutiler les femmes est plus destructeur pour une communauté que le meurtre de tous ses membres. Les hommes sont morts de honte de ne pas avoir pu s’opposer aux milices et les femmes, enceintes de l’agresseur, ne le sont pas moins. Sensibiliser ces villages à l’importance de la parole permet à ces communautés de se refaire. Cela constitue un échec pour les Maï-Maï, mais les enfants se développent auprès de mères dépressives et de pères honteux. Témoigner est nécessaire, mais ne suffit pas toujours… Prenons Primo Levi, personne ne supportait de le lire ou de le regarder en face. Elie Wiesel est parvenu à métamorphoser sa blessure en réflexion et en engagement.

Peut-on  » mourir de ne pas dire  » ?

> En se taisant, on s’ampute d’une part de soi. La partie apparente du honteux a beau être agréable, elle cache des choses inexprimables. C’est comme s’il se tuait partiellement pour pouvoir vivre avec nous. Venue des Etats-Unis, une épidémie du TOUT dire s’est imposée dans les années 1980-1990. Or on ne peut pas tout dire, n’importe quand, à n’importe qui ! Certaines conditions sont essentielles pour lever le secret, sinon on met le sujet et ses descendants en danger (cf. les enfants nés d’inceste).

Un procès peut-il être réparateur ?

> Je me pose la question depuis longtemps… Le procès de Nuremberg a permis de dire au monde ce qu’avaient été les crimes nazis. Je n’ai pas été appelé à témoigner dans le procès Papon, alors que je suis désormais le seul des trois enfants à avoir survécu à la rafle des enfants bordelais qu’il a orchestrée. Les témoins ont éprouvé de grandes difficultés avec leurs enfants. De quel droit leur faisait-on porter le poids de la tragédie ? Avant de dévoiler sa blessure en public, mieux vaut préparer sa famille. Si on témoigne, on transmet son traumatisme, mais si on se tait, on transmet l’angoisse du silence.

Vous soutenez que  » le fait d’avoir eu un malheur personnel métamorphose sa perception du monde « . En quoi a-t-il influencé votre métier et votre vie ?

> Il a gouverné toute mon existence. Dans l’institution où j’ai été après la guerre, on ne parlait pas du passé, synonyme de souffrance. De même que la femme de Loth [NDLR. figure biblique] se transforme en statue de sel pour avoir regardé en arrière, il ne me restait que le sel des larmes. Il me fallait fuir en avant, dépasser mon statut d’orphelin humilié pour respecter le rêve de ma mère : devenir médecin. Je suis devenu psychiatre, parce que je pensais tout pouvoir comprendre. Mon désir d’écrire a été motivé par Georges Perec, dont les parents avaient disparu et n’étaient donc  » pas morts « . Lorsqu’il a compris qu’ils ne reviendraient pas, il a écrit l’histoire de leur vie pour leur donner une sépulture. C’est également mon cas… Pendant la guerre, j’ai n’ai pas eu honte d’être un enfant caché, mais de m’appeler Jean Laborde. Ce nom m’a sauvé, mais ce n’était pas moi. J’avais l’impression de trahir mes parents. Longtemps, je me suis senti responsable de leur mort. Aussi devais-je être gentil, faire le pitre et être surdiplômé. Peut-être que j’aurais été plus équilibré en étant menuisier comme mon père [les larmes aux yeux]… Placé à la Commission centrale de l’enfance, je me suis retrouvé avec d’autres enfants juifs ayant perdu leurs parents pendant la guerre. C’est en évoluant parmi eux que j’ai pu me réparer et redevenir moi-même. Une chanson en yiddish disait :  » Le passé brûle, mais un jour le printemps fleurira. « 

De quoi êtes-vous fier aujourd’hui ?

> Je ne suis ni honteux ni fier de moi, si ce n’est de petites choses partageables, comme le fait d’avoir été médecin, d’avoir joué au rugby [rires] et d’avoir écrit des livres. Avec un stylo, je ne suis pas soumis au passé et à la mémoire puisque je maîtrise mes émotions. Ce qui a thématisé ma vie, mes études et mes recherches, c’est la nécessité de me sauver, de comprendre et d’aider. La condition humaine est impulsée par ce que l’homme a de violent en lui, mais une fois qu’une société est suffisamment construite, la violence n’est que destructrice. Optimiste, je pense que comme on court à la catastrophe, on est obligé de réinventer une façon de vivre ensemble, entre hommes et femmes, entre pays riches et pauvres, entre religions et couleurs différentes.

Mourir de dire la honte, par Boris Cyrulnik, éd. Odile Jacob, 260 p.

PROPOS RECUEILLIS à PARIS PAR KERENN ELKAïM

 » 70% des enfants victimes des prêtres pédophiles en irlande sont fracassés à vie  »  » Se taire, c’est laisser faire et être complice ! « 

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