La guerre du lisier

Acculée, la Wallonie feint de découvrir l’ampleur du trafic de lisier venu de Flandre. En réalité, ces « importations » étaient connues, depuis longtemps, des deux Régions. Mais, cette fois, la justice s’en mêle. Tempête assurée

La Wallonie, poubelle de la Flandre? Dans un pays où la plus petite étincelle peut allumer un incendie communautaire, l’image doit être maniée avec prudence. Pourtant, au vu des incidents qui se sont multipliés ces dernières semaines, tout indique qu’une partie, au moins, de ce tableau se vérifie. Et des incidents, il y en a eu: la découverte – par hasard! – de transferts clandestins de lisiers (déjections d’élevages d’animaux) à Soignies, dans le Hainaut, la « révélation » de l’augmentation continue et quasi officielle de ces « importations » vers le sud du pays, la rencontre dans l’urgence des deux ministres – wallon et flamand – chargés de l’Environnement… Mais le clou a été la perquisition en règle, le 8 février dernier, de la banque flamande du lisier, la Mestbank. Malgré l’accalmie de ces derniers jours, les conséquences de cette opération judiciaire risquent d’être explosives à moyen terme, tant sur le plan politique qu’au sein de centaines, sinon de milliers, d’exploitations agricoles au nord comme au sud du pays.

Les faits, d’abord. La Région flamande est malade de son élevage industriel. Avec ses 7,7 millions de porcs et ses 35 millions de poulets déclarés, elle ne sait plus que faire des nitrates et des phosphates contenus dans les excréments de ces animaux, élevés le plus souvent hors sol. A priori, ces matières organiques sont les bienvenues dans les champs et les cultures. Elles y servent d’engrais naturels et permettent d’éviter le recours à des engrais chimiques. Mais, si elles sont déversées à l’excès ou à des périodes inappropriées, les nitrates et les phosphates ne sont plus captés par les plantes. Lessivées par les pluies, ces substances s’en vont alors polluer les cours d’eau et les nappes phréatiques. Or l’excédent flamand est énorme: 66 millions de kilos d’azote et 36 millions de kilos de phosphates. Une entreprise sur trois, en Flandre, ne dispose pas d’assez de terres pour épandre son lisier en toute sécurité pour l’environnement.

Une situation récente? Loin de là. En quelques décennies, la Flandre est devenue, avec la Bretagne, une des régions du monde les plus denses en animaux de batterie. Certes, elle essaie, tant bien que mal, de juguler le problème: primes à la cessation d’activités, taxes dissuasives, obligations de transformer le lisier en divers produits composés ou en énergie, etc. Mais rien n’y fait: dix ans après son « décret lisier » (1991) et deux ans après son second Mestaktieplan (le MAP, « plan d’action lisier »), la Région flamande reste encore loin, très loin de son objectif ultime: le respect d’une directive européenne de… 1991, relative à la présence des nitrates agricoles dans l’eau.

Alors, la Flandre exporte son lisier. Où? Vers la France et la Wallonie. L’année dernière, 427 000 tonnes auraient été acheminées au sud du pays. Le chiffre a été cité, le plus ouvertement du monde, par Landbouwleven, une gazette agricole lue dans toutes les fermes du nord du pays. Vera Dua (Agalev), la ministre flamande de l’Environnement et de l’Agriculture, n’a pas nié cet énorme transfert. Au contraire: elle a réclamé – en vain – à son homologue wallon, Michel Foret (PRL), chargé de l’Environnement, de maintenir certaines vannes ouvertes. Elle a ainsi feint d’ignorer que, depuis le 1er janvier 2001, toute forme d’importation de lisier est interdite sur le territoire wallon, même via des dérogations (elles étaient couramment octroyées entre 1996 et cette date). Il est vrai que les autorités flamandes, pour justifier ce flux, peuvent invoquer un conflit de normes (l’une fédérale, l’autre régionale), attribut surréaliste d’un Etat fédéralisé: selon une des interprétations possibles, le transfert de lisier entre Régions est légal, si celui-ci est transformé et mélangé à d’autres produits (comme du compost de champignonnières). Une version fermement contestée par les Wallons.

Par petites annonces

En fait, la révélation de Landbouwleven relève du secret de Polichinelle. Au sud du pays, dans les milieux concernés, on sait pertinemment, depuis belle lurette, que des dizaines de camions de lisier passent impunément, chaque jour, la frontière régionale. Les documents de transport, délivrés par la très officielle Mestbank, sont riches d’informations détaillées. Ils arborent sans pudeur un grand « WAL », dès lors que la Wallonie est la destination des excréments. Malgré tout, le trafic est souvent nocturne: autant rester prudent face aux risques d’actions policières. Mais, à cette heure-là, la police de l’environnement (DPE) a fermé ses bureaux. Pourquoi, du reste, s’investirait-elle dans une surveillance continue du « terrain », puisque les parquets sont réputés peu intéressés par de telles matières et classent souvent « sans suite » les procès-verbaux. Mais c’est peut-être en train de changer…

En tout cas, le tableau de ces dernières semaines échappe à la caricature « méchants Flamands pollueurs/gentils Wallons victimes ». Certes, des éleveurs flamands rachètent des fermes wallonnes et invoquent ce droit de propriétaire (tout relatif) pour importer légalement, à leurs yeux, du lisier flamand. Mais des agriculteurs wallons, alliés à des réseaux de transporteurs des deux Régions, se sont aussi transformés en de véritables négociants en lisier. Ces intermédiaires peu scrupuleux travaillent rarement dans l’improvisation. Jusqu’il y a peu, on pouvait découvrir, dans la presse spécialisée, des petites annonces explicites pour qui sait lire entre les lignes. Quant aux autorités politiques wallonnes, elles ont longtemps préféré fermer les yeux. Allaient-elles ouvertement défier le monde agricole, passablement secoué par les crises successives de la vache folle et de la dioxine, alors que l’utilisation des matières organiques est encouragée dans les exploitations et que, de surcroît, dans certains cas, les agriculteurs wallons sont rémunérés pour de tels épandages? Qui allait oser cracher dans la soupe?

Seulement voilà, les temps changent. La découverte de quelques trafics locaux, même s’il ne s’agit que d’une goutte d’eau dans un vaste océan, s’est faite durant la crise qui a récemment secoué l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca). D’autant qu’avec son « Contrat d’avenir » en poche, la Wallonie ne cesse de décliner le mot « qualité » à toutes les sauces, et particulièrement à celle de l’agriculture. Or le sud du pays, qui se sait dans le collimateur de la Commission européenne pour la piètre qualité de ses eaux (avec menace de suppression d’aides à la clé), veut à tout prix se distinguer du nord, en développant une agriculture moins intensive et plus proche du sol, labels à l’appui.

Risques sanitaires

Mais le changement de cap s’explique surtout par une double prise de conscience. La première, officiellement commentée, consiste à conserver, au sud du pays, une marge de développement pour ses propres élevages. « A l’exception de régions déjà saturées en nitrates (Herve, Bastogne, Comines-Warneton…), explique-t-on au ministère de l’Agriculture, la Wallonie dispose d’un potentiel d’épandage parfaitement compatible avec les exigences environnementales. » Et, pourrait-on ajouter, avec la promesse politique de lever l’actuel moratoire sur les élevages industriels wallons. Cette piste de reconversion est très attendue par les organisations agricoles. Mais voilà: elle se heurte au moratoire gouvernemental qui, depuis plus de deux ans, interdit les nouveaux méga-élevages de porcs et de volailles tant qu’un cadastre des lisiers wallons n’a pas été dressé. Et, dans cette matière, on a sérieusement tardé à agir.

La seconde prise de conscience est nettement plus discrète. Au sud du pays, on craint comme la peste l’arrivée d’un nouveau scandale, lié à la contamination des sols. Beaucoup suspectent, en effet, l’existence d’une filière frauduleuse. Celle-ci incorporerait au « simple » lisier des matières contaminées aux huiles usagées, aux composés chlorés (comme les PCB) ou à divers produits toxiques (métaux lourds, issus des boues de dragage). Répandues sur les champs, celles-ci pourraient être à l’origine d’une contamination de la chaîne alimentaire digne des pires crises de ces dernières années. Délire paranoïaque? Pur fantasme un brin wallingant? Mais alors, comment expliquer, par exemple, qu’un fermier de Thudinie se soit vu proposer, il y a quelques mois, une somme de 180 000 à 200 000 francs, en échange d’un unique camion de soi-disant « lisier », promis à l’épandage sur ses terres? Celui-là, sentant l’arnaque, a refusé net la transaction. Mais d’autres pourraient succomber à la tentation. Voilà pourquoi, en ce moment, les organisations professionnelles et les administrations sensibilisent d’arrache-pied les fermiers aux risques sanitaires liés à l’acceptation de cargaisons de lisier. Et cela, sur fond de sanctions draconiennes promises par les ministres José Happart (Agriculture) et Michel Foret (Environnement): suppression de primes, retrait du permis d’exploitation, amendes, etc.

Il faut dire que le monde agricole est, d’ores déjà, exposé à un autre orage. En saisissant les banques de données informatiques de quatre implantations de la Mestbank, le 8 févier dernier, la police fédérale a réalisé une opération qui pourrait faire mal. En effet, les parquets de Tournai et de Dinant sont, désormais, en possession des coordonnées de tous ceux – éleveurs, agriculteurs, transporteurs, négociants et autres « agents commerciaux » improvisés… – qui, au nord comme au sud du pays, se sont livrés au commerce illégal de lisier. Des Wallons vont devoir justifier leur numéro d’affiliation à la Mestbank… Certes, il faudra de longues semaines pour analyser cette masse de données. Mais « les inculpations seront probablement nombreuses, prévient un magistrat, car de tels délits ne sont prescrits qu’après dix ans ». Manifestement, les parquets sont décidés à ne pas s’endormir sur leurs récents (et tardifs) lauriers. Les infractions environnementales seront-elles enfin prises au sérieux?

Philippe Lamotte

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