LA GUERRE DES ÉLITES

Le Fortisgate nous aura appris que, si un Premier ministre peut péter les plombs, le plus haut magistrat du pays peut également marcher à côté de ses pompes. A peine remise de l’affaire Dutroux, la justice subit une nouvelle perte de crédibilité. L’occasion pour le monde politique de régler ses comptes.

Le Fortisgate ressemble davantage à un formidable psychodrame engendré par la vanité et le manque de sang-froid de gens a priori compétents qu’ à une véritable affaire d’Etat. Et pourtant, quelle tempête, en cette fin d’année 2008 !  » Atteinte à la séparation des pouvoirs « ,  » zone de non-droit inadmissible « ,  » république bananière  » (le mot est du vice-président de la Chambre Herman De Croo, Open VLD). L’émotion était à son comble, l’inquiétude démocratique bien réelle. Pensez : des cabinets ministériels pris en flagrant délit de manipuler une décision de justice portant sur une affaire engageant la fortune de centaines de milliers de Belges !

L’effet des lettres du Premier ministre Yves Leterme (17 décembre 2008) et du premier président de la Cour de cassation Ghislain Londers (19 décembre 2008) fut cataclysmique. On peut même dire cathartique : Leterme a disparu de la scène politique fédérale. Mais Ghislain Londers ( lire encadré page 39) est toujours en fonction, alors que sa démarche, d’après bien des observateurs et, en particulier, le procureur général près la Cour de cassation Jean-François Leclercq, était fautive. Ne devrait-il pas  » faire un pas de côté  » et remettre sa démission de premier président de la Cour de cassation qui, pas plus que pour Leterme, ne le met à la rue ni le prive de ses droits ? Cela montrerait que les magistrats ne sont pas au-dessus du commun des mortels.

Un tel geste pourrait faire baisser la pression, mais pas restaurer la confiance, vu la gravité des accusations lancées de part et d’autre, dont celle, rédhibitoire, de  » gouvernement des juges « . Yves Leterme et l’ancien ministre de la Justice Jo Vandeurzen (CD&V), avec, à leur suite, un certain nombre d’autres hommes politiques, ont la mémoire longue. L’occasion, pour les politiques, de régler leurs comptes avec un pouvoir judiciaire qui, depuis l’affaire Inusop, dans les années 1980, se mêle un peu trop des  » affaires  » ? Ou une manière de secouer cette institution qui résiste aux entreprises de modernisation ?  » La guerre des élites a repris « , constate le sociologue Olgierd Kuty, professeur émérite de l’ULg.  » Ce qui s’est passé autour de Fortis est tout à fait particulier, proteste avec force Patrick Mandoux, magistrat à la cour d’appel de Bruxelles, professeur de procédure pénale (ULB) et porte-parole de l’Union professionnelle des magistrats. Cela ne reflète en rien ni l’état ni le fonctionnement habituel de la justice. Depuis la création du Conseil supérieur de la justice, les juges et les procureurs sont nommés compte tenu uniquement de leurs qualités scientifiques et humaines. Ils sont de plus en plus issus de toutes les couches de la population.  » Le nouveau ministre de la Justice Stefaan De Clerck (CD&V) a, en tout cas, décidé d’ouvrir trois nouveaux chantiers : la réforme de la procédure pénale, l’informatisation et la simplification de l’organisation judiciaire.

Le mantra de la séparation des pouvoirs

La  » séparation des pouvoirs  » est à cette crise ce qu’ a été l' » Etat de droit  » lors de l’ affaire Dutroux : un idéal imparfait. Yves Leterme et Jo Vandeurzen (pouvoir exécutif) sont soupçonnés d’avoir voulu peser sur des juges (pouvoir judiciaire), lesquels s’en sont plaints au Parlement (pouvoir législatif), qui veut à présent mener l’enquête au palais de justice de Bruxelles. La confusion totale !

Quelques jours seulement après la démission du gouvernement Leterme, Julien Pieret, assistant au Centre de droit public de l’ULB, décortiquait, dans La Libre Belgique (22 décembre),  » ces mythes qui nous gouvernent « . En bon libertarien (tenant de la philosophie politique qui postule que toute interaction entre les humains doit être volontaire et consensuelle), il n’ allait pas rater l’occasion de  » dévoiler les logiques sous-jacentes qui permettent d’expliquer comment sont dirigées les affaires de la Nation « .

La démonstration du chercheur tient en trois points : 1. le penseur français Montesquieu, au xviiie siècle, n’a jamais conçu le principe de séparation des pouvoirs comme devant figer les frontières entre les titulaires de l’autorité publique. Il dit, au contraire, que les pouvoirs doivent être interconnectés afin de mieux se contrôler l’un l’autre (contre-pouvoirs). 2. Par  » séparation des pouvoirs « , on entend celle du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, mais cela ne figure pas explicitement dans la Constitution. Dans la pratique, il existe une foule d’autorités hybrides (Cour constitutionnelle, Conseil d’Etat, Conseil supérieur de la justiceà) et des pouvoirs influents (partis politiques et monde socio-économique, pour ne citer qu’eux) qui ne s’embarrassent pas de pudeurs pour s’impliquer l’un dans l’autre. 3. Que faire d’un principe s’il est à géométrie variable ? Militant de la Ligue des droits de l’homme, Pieret rappelle qu’aucun homme politique n’a hurlé lorsque le parquet fédéral, très proche du ministre de la Justice, a pesé sur la composition du tribunal amené à juger les militants turcs d’extrême gauche du DHKP-C. La Cour de cassation – qui a bien joué son rôle – a rectifié la chose. So what ?

La disputatio lancée par Pieret n’a guère été plus loin. Marc Joassart, assistant à l’UCL, auditeur au Conseil d’Etat, a remis sèchement les pendules à l’heure ( Le Soir du 31 décembre) :  » La séparation des pouvoirs est un principe général de droit public.  » Le 3 février, les jurisconsultes appelés à la rescousse de la commission d’enquête parlementaire Fortis affirmaient que les institutions étant (heureusement) ainsi faites, investiguer sur une affaire judiciaire en cours revenait à la couler définitivement. Dont acte pour le Parlement.  » Quand vous avez le pouvoir de faire des lois, de les faire exécuter et de juger ceux qui les ont transgressées, cela s’appelle une dictature, énonce calmement le constitutionnaliste Christian Behrendt (ULg) ! Cela n’interdit pas qu’il y ait des interdépendances souhaitables : c’est le roi qui nomme les juges, il a un droit de grâce sur des mesures judiciaires, le gouvernement est responsable devant le législatif, etc.  »

Ces empiétements légaux doivent-ils être étendus ou modifiés ? C’est la question sans cesse soulevée par les commissions d’enquête parlementaires, qui s’intéressent de trop près à des actes juridictionnels précis, alors que leur rôle est d’étudier une problématique générale et de tenter d’y remédier par de nouvelles lois. Le piège a été évité par la commission Dutroux, mais celle-ci ne portait que sur les dysfonctionnements antérieurs à l’arrestation du kidnappeur, et non sur l’instruction de Neufchâteau. Du reste, dès qu’un sujet risquait d’hypothéquer le futur procès, le juge Langlois montrait les dentsà

Conclusion d’apaisement : il faudrait que chacun se recentre sur son  » métier « , avec rigueur. Les magistrats n’ont pas tort lorsqu’ils disent que des lois mal ficelées ou inapplicables accroissent indûment leur pouvoir d’interprétation. Contrairement à ce qu’on entend ici ou là, un contrôle s’exerce sur eux, via le jeu normal des procédures d’appel, mais aussi, sur le plan disciplinaire, par leur hiérarchie. Le juge bruxellois Alain Morel a été condamné pour falsification d’ordonnance ; le juge dinantais Luc Monin, pour violation du secret professionnelà Quant aux chefs de corps (procureur du roi, premier président d’un tribunal), leur mandat est remis en jeu tous les sept ans devant le Conseil supérieur de la justice. Mais quid du cas Londers ? Une assemblée générale de la Cour de cassation peut adresser au premier président un message de défiance – ce serait inédit. Lui-même s’est dit prêt à venir s’expliquer devant le Parlement ou le Conseil supérieur de la justice.

Le parquet, hybride et forcément ambigu

Avec l’affaire Fortis ( lire aussi la chronologie des faits dans Le Vif/L’Express du 30 janvier 2009), le public a découvert que des magistrats du parquet travaillaient dans des cabinets ministériels et, plus original, téléphonaient à leurs copains restés au parquet pour s’enquérir de l’évolution d’un dossier. Ce jour-là, les chefs de cabinet d’Yves Leterme et de Didier Reynders, ministre des Finances (MR), étaient très nerveux, car la  » rumeur  » (tiens, tiensà le Palais de Justice n’est pas une boîte étanche ?) annonçait un avis défavorable pour l’Etat belge dans l’affaire Fortis. Le conseiller d’ Yves Leterme, Pim Vanwalleghem, s’exécuta d’autant plus facilement qu’il connaissait bien Paul Dhaeyer, ancien attaché parlementaire du sénateur Hugo Vandenberghe (CD&V) et chef de la section financière du parquet de Bruxelles. Que Paul Dhaeyer ait brièvement répondu à Pim Vanwalleghem (une minute trente), puis qu’il ait, après coup, tenté de justifier son avis en téléphonant lui-même au cabinet Leterme, n’est évidemment pas très glorieux. Des magistrats du ministère public s’en offusquent en privé.

Mais la nature d’un procureur est très différente de celle d’un magistrat du siège, même si leur filière de sélection par le Conseil supérieur de la justice (CSJ) est commune. Moteur de l’action publique, il n’est pas un juge qui tranche un litige, condamne ou acquitte. Il dépend hiérarchiquement du ministre de la Justice (exécutif), lequel préside le Collège des procureurs généraux, organe important qui harmonise la politique criminelle du pays, dont le ministre est responsable devant le Parlement. Il peut donner une  » injonction positive « , c’est-à-dire un ordre de poursuivre, mais pas l’inverse (étouffer une affaire). Même s’ils défendent chèrement leur indépendance face à l’emprise toujours grandissante du gouvernement et de la police, les procureurs ne sont pas soumis à une obligation d’impartialité.  » Je ne trouve pas scandaleux que des ministres se fassent conseiller par des magistrats du parquet en les détachant auprès de leur cabinet ministériel, conclut Patrick Mandoux. D’autant qu’ils n’ont pas pour habitude de les choisir parmi les moins compétents. « 

Des têtes bien pleines. Mais la sagesse ?

La lettre de Ghislain Londers repose sur l’hypothèse que le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles, Marc de le Court, serait intervenu auprès de Guy Delvoie, premier président de la cour d’appel, pour que le siège de la 18e chambre soit renouvelé et, donc, qu’éventuellement la cour puisse prendre une décision plus favorable à l’Etat et à BNP Paribas. Cette démarche, suggère le haut magistrat, n’aurait pu être inspirée que par une violation du secret du délibéré et il cite (bien imprudemment) le nom de la coupable présumée, Christine Schurmans, l’une des trois conseillers amenés à se prononcer en appel dans l’affaire Fortis.

Mais, de bonne foi, le procureur général a pu être convaincu que, au sein de la 18e chambre, la délibération de ses deux collègues Paul Blondeel et Mireille Salmon, était frappée d’illégalité, vu l’absence de Christine Schurmans, qui s’était fait porter pâle. D’où la visite inquiète de Marc de le Court à Guy Delvoie et, consécutivement, l’emballement de Ghislain Londers, étiqueté CD&V, plongeant son couteau dans le dos d’une magistrate  » du même bord  » pour défendre un principe d’indépendance qu’il croyait violé.

La  » guerre des juges  » qui empoisonne l’atmosphère du palais de justice de Bruxelles montre, en tout cas, que les magistrats sont des hommes et des femmes comme les autres. Pour ceux auxquels l’affaire Dutroux n’aurait pas ouvert les yeux, c’en est une nouvelle démonstration ! La dépolitisation instaurée par le Conseil supérieur de la justice n’est pas parfaite. Certains magistrats recherchent toujours l’adoubement des partis, et ceux-ci, via la moitié des membres non magistrats désignés par le Parlement, gardent toujours un £il intéressé sur les nominations. Si, de l’avis des avocats, le niveau des magistrats s’est fortement amélioré depuis que le CSJ procède à leur sélection, en revanche, il ne s’accompagne pas nécessairement d’autres qualités moins mesurables : le bon sens, la modestie, le courage sans la témérité, la conscience de ses responsabilités, une vision globale de la société. Le droit est, par nature, conservateur. Ce n’est pas trop demander de ses serviteurs qu’ils gardent leurs antennes branchées sur d’autres réalités qu’une équation juridique. C’est le prix de la pax justitia qui, tôt ou tard, sera signée.

MARIE-CÉCILE ROYEN ET THIERRY DENOËL, AVEC FANNY BOUVRy

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