La guerre aux biopirates est déclarée

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les entreprises médicales ou spécialisées en produits cosmétiques ne pourront plus puiser dans le patrimoine naturel des pays du Sud sans les indemniser. La Conférence de Nagoya met ainsi un terme à cette nouvelle forme de colonialisme

Il m’est arrivé de rapporter des mangues du Vietnam, parce que mes collègues me l’avaient demandé. Ensuite, ils laissaient pourrir les fruits pour voir quels types de micro-organismes s’y développaient.  » Ce chercheur est-il, pour autant, un biopirate ? Non. La vraie bio-piraterie, c’est  » l’appropriation et l’exploitation, par des sociétés commerciales et dans des conditions jugées illégales ou inéquitables, de ressources biologiques ou génétiques propres à certaines régions « .

C’est à ce type de gros flibustiers que la Convention sur la diversité biologique, réunie il y a peu à Nagoya, entendait s’attaquer : certaines entreprises spécialisées dans la pharmacie et les produits cosmétiques et promptes à faire breveter, pour leur seul profit, les ressources naturelles existantes et exploitées parfois depuis des siècles dans les pays du Sud.

Un exemple. Dans les années 1990, la société américaine WR Grace dépose une demande de brevet pour des produits confectionnés à base de neem, un arbre indien utilisé depuis toujours par les habitants pour ses nombreuses propriétés médicales et agricoles. Aucun bénéfice n’est restitué au pays d’origine et des pressions sont exercées sur les producteurs indiens pour qu’ils cessent leur production. Il faudra dix ans de procédures en justice pour que le brevet, fondé sur des connaissances qui font partie depuis toujours de la culture indienne, soit retiré à l’entreprise américaine, et les droits de propriété intellectuelle du neem, reconnus aux Indiens.

En matière de lutte contre la biopiraterie, entre autres, le sommet de Nagoya est un vrai succès. Au Japon, 193 pays ont apposé leur signature au bas d’un plan stratégique, qui, en 20 points, vise à freiner drastiquement, d’ici à 2020, le rythme de disparition des espèces. Certes, ce plan (lire l’encadré) n’est pas légalement contraignant et les Etats-Unis ne l’ont pas signé. Point non plus de Casques verts supervisés par l’Organisation des Nations unies. Les négociateurs ont misé sur la responsabilisation des Etats, qui doivent désormais mettre en place leurs procédures de surveillance et de sanctions au cas où l’un de leurs ressortissants ou l’une de leurs entreprises serait pris en flagrant délit de biopiraterie.

La Belgique s’inscrira dans le cadre réglementaire que la Commission européenne prépare, avant de l’accommoder à sa sauce et de ratifier le protocole.  » Il nous faudra sans doute trois ans pour mettre le protocole en £uvre en Belgique, pour des raisons techniques « , détaille Inge Verleye, experte en biodiversité au SPF Environnement et négociatrice à Nagoya.

Mais il ne faut pas bouder son plaisir.  » La volonté politique de parvenir à un accord à Nagoya était très forte, commente Evert Thomas, expert en biopiraterie au SPF Environnement. Forcément, l’accord n’est pas parfait. Y parvenir à 193 relève déjà du tour de force.  » Notamment en matière de lutte contre la biopiraterie. Un protocole baptisé ABS ( Access and Benefit Sharing) a ainsi vu le jour à Nagoya, à l’issue de huit ans de négociations. Il contraint à l’avenir les utilisateurs des ressources génétiques (animaux, plantes, micro-organismes, molécules, gènes, extraits naturels) découvertes dans d’autres pays que le leur à conclure, avant toute exploitation, une convention avec le pays d’origine et à partager ensuite les bénéfices éventuellement tirés de cette exploitation commerciale.

Les pays fournisseurs, dont le droit souverain sur leurs ressources naturelles et les savoirs traditionnels sont reconnus, sont satisfaits.  » Ils auront, à l’avenir, un intérêt financier à protéger leur biodiversité « , résume Marie-Hélène Lahaye, conseillère du ministère bruxellois de l’Environnement pour les matières internationales et négociatrice à Nagoya. Bien des négociateurs ne s’attendaient pas à une issue aussi heureuse.  » C’est beaucoup plus qu’espéré « , se réjouit Sabien Leemans, coordinatrice au WWF-Belgium.

 » Un accord nécessaire « 

La signature du Protocole ABS semble également convenir aux chercheurs, même si certains d’entre eux appliquaient son principe avant la lettre. Comme Joëlle Quetin-Leclercq, doyenne de la faculté de pharmacie et de sciences biomédicales à l’UCL.  » Nous collaborons avec le Bénin pour faire des recherches sur des plantes utilisées localement en médecine traditionnelle, raconte-t-elle. L’accord conclu avec le pays prévoit que 5 % des bénéfices lui reviennent au cas où une exploitation commerciale serait tirée de nos recherches. Avec le protocole ABS, les pays du Sud auront certainement moins l’impression de se faire piller, même si les personnes malintentionnées parviendront toujours à contourner les lois. « 

Même opinion à la Faculté agronomique de Gembloux.  » Cet accord était certainement nécessaire, explique l’entomologiste et vice-recteur Eric Haubruge. Jusqu’il y a peu, ce n’était pas difficile de rapporter du bout du monde un peu de terre ou quelques plantes. Mais il faut faire la différence entre l’approche scientifique de chercheurs et l’approche commerciale de multinationales à la recherche de profits. « 

Le protocole ABS ne prévoit pas forcément un partage des bénéfices financiers tirés de l’exploitation, directe ou indirecte, de produits locaux. Il évoque aussi, par exemple, la création d’entreprises locales en lien avec cette activité nouvelle, la collaboration avec des universités locales ou la transmission au pays fournisseur, par l’entreprise utilisatrice, de technologies ou de savoir-faire spécifiques.  » A Madagascar, j’ai vu des scientifiques américains s’emparer d’insectes dont aucun ne restait dans le pays. Toutes les collections repartaient aux Etats-Unis « , témoigne un chercheur. C’est précisément ce que devrait éviter à l’avenir le protocole ABS… sauf qu’il ne s’applique pas aux Etats-Unis.

La collaboration entre chercheurs devrait aussi permettre aux pays fournisseurs de prendre toute la mesure de leurs richesses naturelles, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui. Certains pays du Sud sont toutefois en pointe en la matière, comme le Brésil qui abrite à lui seul 10 % des espèces connues dans le monde, ou l’Inde. Victime de biopiraterie, celle-ci s’est lancée dans une gigantesque compilation de ses savoirs traditionnels, de manière à bloquer toute tentative de brevetage qui s’en inspirerait largement…

Chassez ce flou que je ne saurais voir

Et dans le petit monde de l’industrie médicale, paramédicale ou cosmétologique ? On attend de voir. Tout indique que les entreprises belges ne sont pas, ou guère concernées par la biopiraterie.  » Nous ne savons pas encore quel impact aura l’accord de Nagoya sur nos activités, ni à quoi consistera sa mise en £uvre, précise Jo Van Hemelrijck, secrétaire général de l’Association belge des industries de biotechnologies. Mais je ne vous cache pas que nous redoutons certaines extravagances, qui pourraient nous coûter cher. « 

Sur le fond, le monde industriel doit pourtant être rassuré.  » Les industries étaient demandeuses de sécurité juridique, rappelle Inès Verleye. Jusqu’à présent, elles dépendaient totalement de la bonne volonté du pays fournisseur et évoluaient dans un flou qui pouvait leur être préjudiciable. Désormais, elles sauront comment travailler dans la légalité. « 

Cela dit, les entreprises ne semblent guère informées des négociations en matière de biopiraterie. Il est vrai que le phénomène n’est évoqué dans les milieux scientifiques que depuis 1998. Une campagne d’information sera lancée prochainement auprès des entreprises. Elles ont certes encore un peu de temps pour s’y faire mais le protocole ABS entrera en vigueur en 2015, au plus tard.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

BIEN DES NÉGOCIATEURS NE S’ATTENDAIENT PAS À UNE ISSUE AUSSI HEUREUSE

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