La grande hypocrisie

Comment un petit dossier d’ingénierie fiscale passe à la moulinette. Et entraîne dans son sillage un tout gros scandale, celui des  » sociétés de liquidités « . Négligence initiale aux Finances, lectures divergentes d’une même loi, interventions plus ou moins occultes. L’Etat, dindon de la farce, pourrait y perdre plusieurs centaines de millions d’euros.

C’est un arrêt de 10 pages à peine, comme les tribunaux en produisent à la pelle. Du condensé fiscal à lire entre les lignes. Insignifiant aux yeux des profanes. Susceptible, pourtant, de mettre à mal un tout grand dossier de fraude fiscale. Le 19 septembre 2008, la cour d’appel de Mons soulage un petit entrepreneur liégeois et sa femme, en conflit avec le fisc depuis près de dix ans. L’Etat perd la bataille. Les époux Gilles passent à travers les mailles du filet. Ils étaient à la tête d’une petite société active dans le secteur de l’outillage. Ils l’ont cédée, du moins en apparence, en 1996, sans payer l’impôt sur le produit de la vente. Quelque 30 millions de francs belges, soit 750 000 euros. Entièrement taxables, selon le fisc. Celui-ci réclamait 100. Il n’aura que 10. Une goutte d’eau dans l’océan, bien entendu. Mais l’arrêt  » Gilles  » fera jurisprudence auprès des nombreux adeptes des  » sociétés de liquidités « , ou cash companies, qui ont défié le fisc à la fin des années 1990. Eux aussi pourraient s’en tirer à moindre mal.

Le principe des cash ? Des montages complexes où une entreprise active se mue en société bidon, gonflée de liquidités. De quoi  » nettoyer  » de la base imposable à grande échelle, comme on dit dans le jargon. Et tromper doublement l’administration fiscale. L’impôt est éludé et un leurre est créé pour diriger le fisc ou la justice vers des personnes insolvables. Manque à gagner pour l’Etat : au moins 750 millions d’euros. Ces montages cash ont leurs cerveaux, leurs consommateurs, leurs intermédiaires, bancaires ou autres. Depuis une décennie,  » fiscards « , policiers et juges d’instruction tentent d’obtenir réparation. En ordre dispersé. A la lumière du dossier Gilles , un cas (emblématique) parmi des centaines d’autres, voici pourquoi cette traque semble perdue d’avance…

Acte I : un agent du fisc distrait

Le 21 juin 1999, le petit entrepreneur Robert Gilles reçoit un avis de rectification de l’Inspection spéciale des impôts (ISI) de Namur. En épluchant les déclarations fiscales, les fonctionnaires du fisc ont repéré une anomalie : le contexte particulier de la vente de la SPRL Anciens Etablissements Huygens, appartenant à Gilles. Une gentille transaction familiale, selon ce dernier, soucieux d’assurer la relève auprès d’un gendre bien intentionné. L’enquête fiscale révélera toutefois qu’un cadre de la Générale de Banque (aujourd’hui Fortis) a conseillé aux époux Gilles des repreneurs  » désireux d’acquérir des sociétés ne disposant que de liquidités comme tout actif « . Un premier intermédiaire s’est glissé dans la partie. Un certain Luc Foubert. L’achat des Etablissements Huygens est ensuite effectué par le dénommé Edmond de Bellefroid, réfugié lui-même derrière de nombreuses sociétés écrans. Dès le départ, estime le fisc, aucune intention de payer le moindre impôt. Un montage cash ?

L’inspecteur en charge du dossier aurait dû mettre ces faits en lumière. En 1999, le fisc namurois a toutes les cartes en main. Pour d’autres montages, dont la justice le suspecte d’en avoir été le coorganisateur, notamment les opérations  » Evens « , Foubert sera un peu plus tard inculpé et placé en détention durant plusieurs mois. Même chose pour Bellefroid, arrêté dès la fin 1995 pour d’autres faits de délinquance en col blanc ; l’oiseau s’envolera en Argentine. Inculpation, enfin, pour le conseiller de la G-Banque, spécialiste des cash à l’échelle du pays. Mais, étrangement, ce dossier Gilles est rangé dans la pile du contentieux classique. L’ISI renonce à l’amende de 50 % qui est envisagée. L’avis de rectification fait l’économie des anomalies constatées.  » Absence d’intention frauduleuse du client « , paraît-il. Bref, il est seulement demandé à l’entrepreneur de payer l’impôt sur la plus-value enregistrée – à titre de  » revenus divers  » – majoré d’une amende de 10 %, habituellement réservée aux contribuables distraits.

Acte II : lettre à Reynders

L’avocat liégeois du petit entrepreneur s’infiltre alors dans la brèche. Flaire-t-il le dossier mal ficelé ? En tout cas, Gilles et son conseiller Jean-Pierre Bours ne s’en laissent pas conter. Ils déposent une réclamation en bonne et due forme, rejetée par l’administration fiscale. Puis s’en remettent aux tribunaux. Jusque-là, l’affaire  » Gilles  » ressemblait à un dossier d’ingénierie mal débusquée. Avec l’entrée en scène des avocats de pointe, elle prend un tour juridique. Le fiscaliste Jean-Pierre Bours rappelle l’usage qui est fait, depuis des années, de l’article 90 du Code de l’impôt sur les revenus. Doit être taxée, à titre de revenus divers, toute spéculation qui ne relève pas de la gestion normale du patrimoine privé. Ce n’est pas le cas, ici, selon l’avocat. Le tribunal de 1re instance de Liège donne raison aux époux Gilles. Son jugement du 12 septembre 2002 stipule que l’administration  » n’apporte pas la preuve  » qu’il s’agit d’une spéculation relevant d’une gestion de fortune anormale.

Ce petit contribuable liégeois est manifestement né sous une bonne étoile.  » On  » suit son cas avec attention, semble-t-il. Le 17 janvier 2002, le grand patron de l’ISI, Ghislain Vandercapellen, étiqueté libéral, écrit au ministre des Finances Didier Reynders pour l’informer de ce dossier pourtant si banal.  » En tout état de cause, il ne semble pas opportun que M. le Ministre intervienne en ce moment dans ce dossier, dès lors qu’une procédure judiciaire est engagée.  » Pourquoi Reynders aurait-il dû  » intervenir  » ? Au sein de l’administration fiscale, on imagine en tout cas l’effet inhibant qu’a pu provoquer ce courrier au ministre…

Acte III : la loi et ses multiples lectures

Un nouveau rebondissement intervient devant la cour d’appel de Liège, censée clore les débats. Le 3 novembre 2004, les pendules sont remises à l’heure. Il suffisait d’y penser : la cour renvoie… à la loi, qu’elle estime mal appliquée. La bible des fiscards stipule clairement que l’impôt sur les revenus divers s’applique non seulement à la spéculation, mais aussi à tout autre type d’opération qui ne relève pas d’une gestion en bon père de famille. Or, depuis plus de dix ans, la doctrine et la jurisprudence réduisaient le champ d’application de la loi aux seuls cas de spéculation. Erreur, dit la cour. Retour à la case départ : les fraudeurs n’ont qu’à bien se tenir.

Pas longtemps. Le 30 novembre 2006, la Cour de cassation anéantit les espoirs des avocats de l’Etat. Entre-temps, la crème des avocats fiscalistes, qui travaillent pour la haute finance et les grands groupes, a fait évoluer la doctrine. La plus haute juridiction du pays abonde dans son sens et casse l’arrêt ingénu de la cour d’appel de Liège. En substance, les magistrats de la Cour de cassation décident que seul le bénéfice anormal d’une opération ou spéculation anormale est soumis à l’impôt. Un mot de plus. Une lecture orientée du code de 1992. Et revoilà les époux Gilles sur du velours. L’impôt lié à la vente de leurs parts, ils ne le paieront pas sur la totalité du prix, mais sur la partie excédant la valeur de marché des titres cédés. Sur3 millions de francs belges environ (75 000 euros), alors que la base taxable retenue à l’origine par le fisc était dix fois supérieure. En Belgique, la procédure judiciaire se perd parfois dans des méandres inattendus. Il reste une étape : l’affaire est renvoyée devant une autre cour d’appel, à Mons.

Acte IV : une demande de récusation

Dans la haute magistrature montoise, au même moment, un spécialiste des questions fiscales grimpe tranquillement les échelons de la renommée. Il s’agit de François Stevenart Meeûs, conseiller à la cour d’appel et maître de conférences aux Facultés universitaires catholiques (Fucam). L’administration fiscale l’avait déjà trouvé sur sa route dans un autre dossier mammouth de fraude fiscale : l’affaire de la QFIE (quotité forfaitaire d’impôt étranger), qui a permis à une dizaine de grandes banques d’éluder des montants colossaux d’impôts. La QFIE, les cash companies et le scandale de la KB-Lux sont aujourd’hui à l’étude auprès d’une commission d’enquête parlementaire qui tarde à trouver le rythme. L’objectif ? Comprendre pourquoi la lutte anti-fraude tourne systématiquement au fiasco…

En juin 2003, une chambre à trois juges (dont Stevenart Meeûs) du tribunal de 1re instance de Mons avait recalé l’administration fiscale face à une société ayant exploité les ficelles de la QFIE. Des fonctionnaires du fisc s’en étaient émus auprès de leur hiérarchie, reprochant aux magistrats une  » présentation tronquée des faits « . Fait rare, la société en question s’était empressée d’accepter un accord avec le fisc, au moment où celui-ci avait engagé la procédure d’appel. Cette firme hennuyère devait sentir qu’elle l’avait échappé belle…

Une fois, mais pas deux : au printemps 2007, un fonctionnaire du fisc flairant l’oignon introduit auprès de sa hiérarchie une demande de récusation du même François Stevenart Meeûs, appelé à statuer sur le cas Gilles , cette fois dans le contexte d’un dossier cash . Malaise au sein des Finances. Pareille motion de méfiance est peu courante.

En cause ? Une vieille lettre trouvée par des enquêteurs lors d’une perquisition. Le document date du 23 décembre 1996. Il porte la signature de François Stevenart Meeûs, avocat fiscaliste à l’époque. Notre homme est consulté par un confrère, soucieux de connaître son avis sur la légalité d’un montage fiscal proposé à un de ses clients entrepreneurs. Une opération cash de la filière  » Evens « , où on retrouve Luc Foubert, le cadre bien connu de la G-Banque, un certain M.J., et, à défaut d’Edmond de Bellefroid, pourtant sollicité, un SDF alcoolique jouant les hommes de paille. Les mécanismes sont les mêmes que dans le dossier Gilles : le recours à des sociétés de liquidités pour éluder l’impôt. Le futur magistrat Stevenart Meeûs, lui, n’y trouve rien à redire. Il conclut sa lettre de décembre 1996 par ces mots :  » Il me semble que le risque de requalification de l’opération par application de la théorie de la simulation ou de l’abus de droit semble limité.  » Douze ans plus tard, les organisateurs de ce montage feront l’objet d’une demande de renvoi devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. A posteriori, le fisc et le parquet ne partagent donc pas l’avis de François Stevenart Meeûs.

Résumons : en bout de course, un magistrat de la cour d’appel de Mons est appelé à statuer sur un dossier cash comparable à un montage qu’il n’a pas jugé illégal dans une autre vie. Une demande de récusation fait son chemin aux Finances. La directrice du service de contentieux de l’administration fiscale, Marianne Balleux, en est informée. C’est elle, avec son second Pierre Lambrechts, qui coordonne la défense des intérêts de l’Etat devant les tribunaux, pour tout litige opposant le fisc à un quelconque contribuable. Pas de réaction de sa part. Aucune demande formelle ne sera introduite par les responsables de l’administration. Il faut dire que le rapport initial ne fait pas dans la dentelle. Il y a cette lettre de 1996. Et puis, l’auteur du document s’étonne aussi de la présence de… Balleux dans le comité de rédaction de la Revue générale du contentieux fiscal, une de ces revues spécialisées plutôt habituées à raconter les déboires du fisc que ses victoires ( lire l’encadré p.29). La patronne du contentieux y côtoie des magistrats et des avocats fiscalistes. Dans le comité de direction, on retrouve le conseiller à la cour d’appel Stevenart Meeûs – rédacteur en chef – et l’avocat Bours, entre autres. Une telle proximité ne favorise pas l’  » indépendance d’esprit « , pointe le document de récusation. Dès avril 2007, le ministre des Finances Didier Reynders est mis au parfum du  » problème « . Il transmet la patate chaude à son adjoint, le secrétaire d’Etat Hervé Jamar. Rien ne bouge. Aujourd’hui, personne au département des Finances n’est en mesure d’expliquer ce qu’est devenue cette demande de récusation officielle, que la patronne du contentieux et le magistrat visé nient avoir réceptionnée.

Acte V : l’épilogue, à Mons

Le 19 septembre dernier, la 6e chambre fiscale de la cour d’appel de Mons, coprésidée par Stevenart Meeûs, rend dès lors son verdict. L’Etat perd face aux époux Gilles. D’ultimes éléments à charge apportés par l’administration fiscale ne sont plus utilisés pour la défense de l’Etat. L’arrêt en question raconte l’histoire d’un malheureux entrepreneur qui aurait été désarçonné par le décès de son gendre, candidat repreneur pour sa société d’outillage – le beau-fils en question était divorcé au moment de l’opération ; il est mort… deux ans après la cession. La cour dit n’avoir vu aucune  » intention d’éluder l’impôt  » et pointe  » l’absence de mauvaise foi des contribuables « , qui  » se sont laissé guider par le conseil  » de la banque. Nul doute que l’arrêt montois sera abondamment commenté dans la Revue générale du contentieux fiscal. L’Etat n’en sortira pas renforcé. Si la justice s’aventure jusqu’à eux, les clients des montages cash, seuls opérateurs solvables, pourront invoquer un arrêt du 19 septembre 2008 pour espérer – aussi – la clémence des tribunaux.

Philippe Engels

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