» La grande cuisine française m’emmerde… « 

 » La crème de la crème « . Dans le salon d’attente de son bureau parisien, le titre barre une pleine page de l’International Herald Tribune daté du 17 octobre 1994, qui élisait son adresse parisienne de l’avenue Raymond Poincaré meilleur restaurant du monde. Un trophée parmi beaucoup d’autres sur un mur en forme de tableau de chasse. Aujourd’hui, le cuisinier poitevin a troqué sa toque de chef trois étoiles contre une casquette de flying restaurant maker, comme le surnomment les journaux anglo-saxons. Et il manie moins souvent sa spatule que ses trois téléphones portables et ses sept ordinateurs. Pas un de trop pour gérer en direct ses affaires partout dans le monde. De Paris à Tokyo, de Las Vegas à Macao, ses 16 établissements gastronomiques totalisent 25 étoiles Michelin. Un record planétaire. A 64 ans, le cuisinier-businessman n’est pas près de rendre son tablier. Quand il prend la parole, ce palais en or ne connaît pas la langue de bois.

Le Vif/L’Express : Vous avez rendu vos trois étoiles en 1996, à l’âge de 51 ans, parce que vous étiez exténué après trente ans de carrière. En 2003, vous avez fait votre come-back et vous possédez aujourd’hui 25 étoiles Michelin. Est-ce vraiment la meilleure façon de vous reposer ?

> Joël Robuchon : Je ressens beaucoup moins de pression avec 25 étoiles aujourd’hui qu’avec trois il y a quinze ans. Quand j’étais à la tête de mon restaurant de l’avenue Raymond Poincaré, je courais sans cesse après la perfection, je ne manquais jamais un coup de feu, je guettais les critiques gastronomiquesà Une grosse langoustine ultrafraîche achetée à prix d’or mais qui révélait une chair un peu trop cotonneuse à la cuisson, ça pouvait me miner pendant plusieurs jours. Il fallait que j’arrête cette vie harassante, j’avais peur de finir comme les copains du métier Alain Chapel, Jean Troisgros, Jacques Pic, morts prématurément à force d’avoir trop tiré sur la corde. Aujourd’hui, je revis. Je voyage tout le temps pour mes affaires, je suis un jetlagué permanent, mais j’en profite pour découvrir le mondeà Et puis je suis entouré par une équipe redoutable. J’ai presque l’impression d’être en vacances.

Les gens qui vous côtoient aujourd’hui vous décrivent comme étonnamment détendu. Reconnaissez-vous que, par le passé, vous avez été dur avec vos collaborateurs ?

> J’ai été formé à la plonge et aux corvées de pluche au petit séminaire de Mauléon-sur-Sèvre et, lorsque j’ai intégré le Lycée hôtelier de Paris, je suis tombé sur un maître d’apprentissage qui ne supportait pas la vue d’une tache sur un tablier. Cela m’a appris la rigueur. Du coup, j’ai longtemps été intransigeant, avec, je le reconnais, des excès et des colères noires. Il n’empêche : la plupart des cuisiniers qui travaillent à mes côtés ont plus de vingt-cinq ans de maison et, en janvier dernier, j’ai répondu à plus de 1 500 cartes de v£ux, dont beaucoup m’ont été adressées par des chefs que j’ai formés. On ne peut pas dire qu’ils ont été traumatisésà J’ai même parfois affaire à des anciens qui ont claqué la porte de mes restaurants et m’envoient aujourd’hui leurs apprentis en stage.

Vos restaurants souffrent-ils de la crise ?

> A l’Atelier de Paris (NDLR : l’Atelier de Joël Robuchon), on refuse toujours environ 200 couverts par jour. A Londres, j’entends dire que les restaurants se vident, alors que notre chiffre d’affaires a augmenté de 20 % depuis le mois de janvier, par rapport à la même période de l’an dernier. Mon adresse de New York a connu un léger fléchissement de la fréquentation en décembre 2008, au c£ur de la tempête à Wall Street, mais elle est repartie comme avant depuis le début de cette annéeà Où qu’ils soient, mes restaurants marchent très fort.

Comment expliquez-vous ce succès constant ?

> Le concept d’Atelier, que nous avons reproduit à Paris, à Londres, à Hongkong, à Las Vegas, à New York et à Tokyo, est une formule gagnante, surtout en temps de crise, car elle correspond exactement à ce que les gourmets et les hommes d’affaires veulent aujourd’hui : un comptoir qui donne directement sur les fourneaux, une cuisine minute et sans chichis, des produits de première fraîcheur, des sets de table, des couverts en Inox, un service décontracté et une addition raisonnable. Il y a peu de temps, j’ai eu une conversation avec François Pinault, qui fréquente mes Ateliers dans le monde entier et qui me disait qu’il supportait de moins en moins les grands restaurants.

Vous partagez son avis ?

> A part quelques expériences intéressantes, la grande cuisine française m’emmerdeà Les plats sophistiqués à l’extrême, les nappes matelassées, l’argenterie, le ballet de trois garçons pour vous servir une assiette et les additions stratosphériques, j’ai assez donné. Il y aura toujours une place pour ce genre d’établissements, mais les clients exigent désormais plus de simplicité, quels que soient leurs moyens. Allez faire un tour dans les restaurants trois étoiles à Paris : la plupart d’entre eux sont à moitié videsà

On vous prête des relations orageuses avec Alain Ducasse, votre principal concurrent. Qu’en est-il vraiment ?

> La seule fois où l’on s’est fâchés pour de bon, c’est justement lorsque j’ai créé l’Atelier. En finalisant mon projet, je me suis rendu compte qu’Alain Ducasse avait déjà déposé ce nom. L’affaire s’est envenimée, puis il a fini par me le céder, moyennant le remboursement de ses frais d’avocat. Nous nous sommes réconciliés depuis. On ne s’est jamais si bien entendus. Il vient d’ailleurs d’éditer mon dernier livre de cuisine [NDLR : 155 Recettes pour mincir et rester mince enfin !, coécrit avec le Dr Patrick-Pierre Sabatier] et nous en avons deux autres en préparation. Je peux même vous dire que nous avons un projet de restaurant commun, qui pourrait éclore d’ici à quelques mois. Mais je ne peux pas en dire plus…

Avez-vous d’autres ouvertures prévues ?

> J’inaugure un Atelier à Taïpeh en septembre et je suis en négociations très avancées pour d’autres Ateliers aux Etats-Unis. Je reçois tous les jours des propositions des quatre coins du monde pour monter des restaurants. Ces derniers mois, j’ai eu des sollicitations à Moscou, en Thaïlande, au Maroc, à Dubaià Mais j’en refuse la majorité, car je n’ai pas souvent la garantie de me fournir sur place en matières premières d’excellente qualité.

Vous appartenez à la franc-maçonnerie. Cette condition vous a-t-elle permis d’accélérer votre carrière ?

> Depuis quelques années, je ne cache plus que j’appartiens à la GLNF [Grande Loge nationale française]. Sur le plan culturel et spirituel, j’y ai appris beaucoup, cette expérience m’a permis d’être plus en harmonie avec ma foi chrétienne. Sur un plan personnel, je me suis épanoui, j’ai vaincu ma timidité, j’ai appris à parler en public. Mais le fait que je sois franc-maçon n’a jamais eu d’incidence directe sur ma carrière. De toute façon, je peux vous dire une chose : les cuisiniers qui deviennent francs-maçons dans le but de servir leurs carrières s’éliminent tout seuls !

La revue britannique Restaurant Magazine vous a remis le très médiatique prix du Lifetime Achievement (prix de l’accomplissement professionnel) pour saluer votre carrière. Quelle fut votre réaction ?

> Je dois dire que j’étais partagé. Bien sûr, c’est toujours flatteur de recevoir un prix relayé par les médias du monde entier. D’un autre côté, cette récompense m’a été décernée à Londres à l’occasion de la cérémonie des 50 meilleurs restaurants du monde, un classement qui émane du même magazine et pour lequel je n’ai pas beaucoup de respect. Pour tout dire, je me suis senti un peu gêné d’être làà

C’est pourtant un classement qui fait autorité dans le monde depuis sa création, en 2002à

> Le buzz orchestré autour de ce classement est un vrai modèle de marketing soutenu par des marques puissantes de l’agroalimentaire. Le problème, c’est que ce palmarès remplit des restaurants alors qu’il n’est pas fiable ! Parmi les centaines de membres qui composent le jury international, beaucoup votent pour des établissements où ils n’ont jamais mis les pieds, car ils ne sont pas tenus de fournir la preuve qu’ils les ont fréquentés. Même les organisateurs de l’opération reconnaissent qu’il faudra, à l’avenir, renforcer sérieusement le contrôle des votes. Du coup, ce classement offre une vision tronquée des talents culinaires dans le monde. Mon Atelier de Paris est classé à la 18e place, ce qui est une performance pour un comptoir chic qui ne prétend pas être un grand restaurant. Mais quand vous pensez, par exemple, que Frédéric Anton, le chef trois étoiles du Pré Catelan, à Paris, à coup sûr l’un des créateurs les plus brillants de la nouvelle génération, ne figure même pas dans ce top 50, il y a de quoi se poser des questions.

En revanche, le classement vous donne raison sur un point : Ferran Adria. Vous déclariez en 1998 que le chef catalan était  » le meilleur cuisinier du monde « . Son restaurant El Bulli, à Rosas, est n° 1 du top 50 pour la troisième année d’affilée.

> A l’époque, j’étais à la retraite et on m’a demandé qui, selon moi, m’avait remplacé en tant que n° 1 dans la gastronomie. Lorsque j’ai dit  » Ferran Adria « , on m’a reproché de vouloir couper l’herbe sous le pied aux prétendants français. Aujourd’hui, curieusement, tout le monde est d’accord avec moi : Ferran Adria reste incontestablement le créateur le plus génial du monde.

Il est tout de même au c£ur d’une polémique sur la cuisine moléculaire et les additifs alimentaires, considérés par certains scientifiques comme dangereux pour la santé. Qu’en pensez-vous ?

> Je vais régulièrement chez Ferran Adria et je ne m’en porte pas plus mal. Chaque fois, je vis même une expérience très forte. Le seul tort de ce chef, c’est d’avoir commercialisé ses additifs sous sa propre marque, ce qui a poussé de nombreux chefs à le copier, et souvent très mal. La plupart n’ont ni le talent ni la lucidité pour utiliser ces substances à des doses raisonnables.

Ne pensez-vous pas que la cuisine moléculaire ne sera qu’une parenthèse dans l’histoire de la gastronomie ?

> Oui, et une parenthèse qui ne va pas tarder à se refermer. Je me souviens avoir écrit, dans l’introduction d’un de mes livres, publié en 1996 (L’Atelier de Joël Robuchon, Hachette) ma définition du restaurant idéal : un petit endroit de 15 ou 20 couverts, avec une ou deux personnes aux fourneaux, et une cuisine spontanée, saine, fondée sur ce que le chef trouve chaque jour au marché. Je crois qu’on est à la veille de cette révolution.

Selon vous, quelles sont la ou les créations signées Joël Robuchon qui entreront au panthéon culinaire ?

> On me parle beaucoup de la purée de rattes, que j’ai mise au point au milieu des années 1980, mais ce n’est après tout qu’une purée de patates, même si j’ai eu l’idée de l’adapter à une pomme de terre à chair ferme en l’émulsionnant beaucoup pour la rendre aérienne. La gelée de caviar au chou-fleur et la tarte aux truffes sont, à mon sens, des créations plus marquantes. Mais, s’il ne devait y avoir qu’un seul plat auquel on m’identifie partout dans le monde, ce sont les raviolis de langoustines, accompagnés de leur bouillon de légumes lié avec un peu de foie gras frais. Pas une semaine sans que je voie ce plat copié à la carte d’un grand restaurant à l’autre bout du monde. Et les clients de nos Ateliers continuent à nous les réclamer ! l

Propos recueillis par françois-Régis Gaudry photos : jean-paul guilloteau

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