Après avoir amené les filles dans les salles de boxe, Sanae Jah (à g. en jaune) milite pour une égalité salariale dans le sport de haut niveau. © DEBBY TERMONIA

La  » génération Jah « 

Dans la salle de boxe de la championne bruxelloise Sanae Jah, la moitié des pugilistes sont désormais des jeunes filles et des femmes. Reportage.

A l’origine, une rage qui bouffe, qui brûle tout le corps.  » Quand on grandit dans un quartier violent, on devient agressif. Puis, on l’est presque tout le temps… On ne s’en rend plus compte « , raconte Sanae Jah, 36 ans. Au Maroc, son pays natal, son père avait ouvert une salle de boxe au rez-de-chaussée de leur maison. Ses quatre frères chaussent les gants, alors elle aussi. Par ses promesses de sueur, de challenge, de rigueur, d’abnégation mais aussi de prise de risque – la peur du KO, qualifié de  » petite mort  » -, la boxe l’a conquise.  » J’avais essayé le karaté, le taekwondo, la savate. Il me fallait quelque chose de plus percutant. Je ne sais pas, j’avais ce truc en moi, un truc puissant.  »

On me disait que je devais rester chez moi. Aujourd’hui, je suis plutôt considérée comme une athlète.

Sanae Jah livre son premier combat à 16 ans, d’abord de la boxe thaï (pieds et poings, auxquels on ajoute les coudes et les genoux) et, depuis dix ans, de la boxe anglaise (avec les poings seuls).  » La boxe m’a éduquée. Elle m’a apaisée, m’a appris à fixer les limites.  » Surnommée Killer Bee ( » abeille tueuse « ), le poids mouche (moins de 51 kilos) a tout gagné, en Belgique, en Europe, jusqu’à remporter quatorze titres mondiaux.  » Même si je n’en vis pas, c’est mon métier. Boxe le matin, sieste l’après-midi, boxe le soir, je fais mes quatre heures par jour.  »

Sa volonté de développer une boxe éducative et féminine lui vaut d’avoir été primée, le 29 janvier dernier, par le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle vient de recevoir le prix pour la promotion du sport féminin : une fierté. A trois semaines des présélections olympiques pour les Jeux de Tokyo 2020, elle nous reçoit dans son propre club, la Jah Boxing Academy, qu’elle a ouvert en 2013 : une salle ni immense ni étriquée, une dizaine de sacs, un ring, logée dans le palais du Midi, derrière la gare bruxelloise. On est loin d’un fitness club de luxe. Sanae Jah et trois de ses frères y donnent des cours de boxe anglaise et de boxe thaï aux enfants, aux ados et aux adultes, mixtes ou réservés aux femmes.

 » Ce sport permet d’accéder à l’éducation, de développer les valeurs de citoyenneté. « © DEBBY TERMONIA

De tous les milieux, de toutes les origines

Ce soir-là, à 18 heures, il n’y a que des jeunes filles à l’entraînement, comme le mercredi soir et le samedi après-midi. Elles sont une vingtaine, de tous les milieux, de toutes les origines, souvent natives du quartier. Moyenne d’âge : 20 ans. L’exercice est intense : corde à sauter, shadow boxing (boxe dans le vide) en solo, puis en duo, circuit d’entraînement avec une montée progressive en intensité, sacs, sparring boxing (les coups sur le visage sont proscrits). Les yeux se plissent, les muscles se crispent. Certaines faiblissent. Sanae Jah ne les ménage pas.

Le cours non mixte se veut avant tout un apprentissage de la boxe et de ses subtilités. Pas de compétition ici, l’objectif est de travailler surtout le physique.  » Il permet d’évacuer et de canaliser des émotions. On se sent tellement bien et on dort tellement mieux après « , affirme Eva.  » On sollicite vraiment tout : les jambes, les bras, le cardio. C’est quand même un sport de combat, donc, on se défoule énormément « , précise son amie, Axel. Certaines participantes boxent également dans des cours mixtes et perçoivent des différences entre les deux entraînements.  » Je suis là pour faire du sport, pas pour me faire draguer. On est tranquille, personne ne nous embête, on ne se sent pas épiées donc mal à l’aise « , poursuit Eva. Pour elles, dans les cours mixtes, les comportements que l’on retrouve en société y seraient exacerbés : rabaissement permanent, remarques sexistes ou bienveillance condescendante poncturaient l’exercice.

Dans la promotion de l'égalité hommes-femmes, le sport demeure un bastion important pour lutter contre les discriminations.
Dans la promotion de l’égalité hommes-femmes, le sport demeure un bastion important pour lutter contre les discriminations.© DEBBY TERMONIA

La boxe permet d’apprivoiser, au passage, les premiers réflexes de défense.  » C’est un quartier flippant !  » témoigne Najat.  » Il y a des malades qui errent sur le piétonnier. Alors, le soir dans la rue, j’ai moins d’appréhension.  »

 » Sur un ring, on est à nu  »

 » Je ne milite pas pour la non-mixité, insiste Sanae Jah. Pour certaines femmes, l’espace non mixte permet de se sortir de leur timidité, de se libérer, car elles sont dans un environnement sécurisant.  » Car, selon la sportive de haut niveau, l’idée d’un cours exclusivement réservé aux femmes tient aussi à cela : avoir, le temps d’un moment, un espace dans lequel on se retrouve uniquement entre personnes opprimées pour pouvoir s’émanciper par la suite en société, ce qu’on appelle plus couramment l’ empowerment. Parmi les membres, la moitié a été confrontée à la violence physique ou à la violence morale, a connu les coups d’un compagnon ou le harcèlement scolaire. Yasmine, par exemple. Elle a enfilé des gants et a compris.  » La boxe m’a donné une assurance, une confiance que je n’avais pas : il y a une autre façon de se tenir, de se comporter, de parler. Puis, désormais, les autres portent un autre regard sur moi.  »  » Sur un ring, on est à nu, obligé de se montrer tel qu’on est, de prendre conscience de soi, de se considérer et donc de s’imposer « , souligne Sanae Jah.

En janvier dernier, cinq d’entre elles ont quitté le cours pour passer aux cours mixtes, trouver des adversaires à leur taille, faire de la compétition, devenir pro peut-être. Le club a déjà formé quelques pépites, des champions et des championnes de Belgique, intégrés à l’équipe nationale. Et, en cinq ans, le nombre d’affiliées est passé de trois à une centaine, âgées de 9 à 45 ans. Dans un monde où la violence est réservée aux hommes,  » je me suis heurtée, comme d’autres femmes, à une certaine hostilité dans ce monde masculin. Il y a dix ans, j’étais vue comme une femme qui n’avait pas sa place sur le ring. On me disait que devais rester chez moi. Aujourd’hui, je suis plutôt considérée comme une athlète « , signale Sanae Jah. Pour autant, il demeure un problème plus global d’inégalités. Les boxeuses ne bénéficient pas de la même couverture médiatique qu’un homme. Elles ne reçoivent pas des primes identiques. Leurs revenus sont de cinq à sept fois inférieurs à ceux d’un homme.  » On mérite d’être davantage mises en valeur. On transpire, on doit fournir deux fois plus d’efforts et, à côté de cela, on a d’autres vies. C’est dévalorisant « , regrette celle qui jongle entre sa vie de sportive de haut niveau, ses deux enfants et son travail de coach.

 » Si on exclut la puissance de la frappe, techniquement, il y a des femmes qui boxent mieux que des hommes. « © DEBBY TERMONIA

Une championne multi-titrée

Sanae Jah détient quatorze titres mondiaux. Elle est championne de Belgique de boxe thaï. En 2012, elle est championne de Belgique de boxe anglaise et en 2014, championne d’Europe de boxe thaï. Elle a entamé sa préparation en vue de se qualifier pour les Jeux olympiques de Tokyo 2020, en tentant de se classer parmi les six premiers au prochain championnat d’Europe en mars prochain, à Londres.

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