La folie Game of Thrones

Guy Verstraeten
Guy Verstraeten Journaliste télé

La série américaine dépasse largement les contours de sa petite lucarne. Elle est devenue un véritable phénomène de société, à l’échelle internationale. Décryptage.

Votre vie manque d’animation ? Trouvez un fan de Game of Thrones. Au hasard, dans la rue, sur un forum. Et dites-lui que sa série préférée est surcotée. Qu’elle se vautre plus souvent qu’à son tour dans la fange du racoleur. Ou pis, prenez un dingue de la série et racontez-lui la fin d’un épisode que, pour une raison X ou Y, il n’aurait pas encore vu. Puis attendez. Attendez que votre interlocuteur se transforme en monstre verdâtre et déchire sa chemise, la voix secouée par les trémolos d’une indignation fulgurante, attendez qu’il monte sur ses grands chevaux et démarre au galop pour vous rallier à la cause de Westeros, du Trône de Fer ou de l’impérative nécessité mondiale de ne jamais dévoiler la fin des épisodes à ceux qui attendent fébrilement de les découvrir.

On exagère. Forcément. Mais pas tant que ça.  » Même ceux qui n’ont aucune connaissance de la saga ne veulent pas voir l’intrigue déflorée. Cette culture du silence fait que, paradoxalement, tout le monde parle de Game of Thrones « , notait récemment dans un quotidien français la sociologue Michèle Rabiot-Jocy. Game of Thrones, c’est le Stromae des séries, presque une religion. Un phénomène en tout cas, qui repose sur des bases aussi diverses que solides. Ainsi, le 6 avril dernier, après dix mois d’attente, les fans ont pu découvrir, sur HBO, le premier épisode de la saison 4. Un premier épisode et un vrai carton : 6,6 millions de téléspectateurs et des téléchargements illégaux d’une ampleur inédite (près d’un million en une demi-journée, d’après le site Torrentfreak.com) dans la foulée. Autre signe tangible du succès et de l’ancrage dans la culture populaire : les parodies se succèdent à rythme soutenu sur le Net, qui comptabilisent notamment le nombre impressionnant de morts ou de… paires de seins (Game of Boobs !) empilés dans la série.

Sombres, crédibles, complexes

Cela dit, imaginons un instant que vous ayez passé ces trois dernières années sur un canot de sauvetage, dans l’Océan indien, et que vous n’ayez jamais entendu parler de la série. Ce paragraphe vous est dédié. Le 17 avril 2011, HBO diffuse le premier épisode de Game of Thrones, devant 2,2 millions de curieux. Une audience très correcte mais pas folle pour la chaîne payante américaine, sorte de Canal + de l’Oncle Sam qui, une grosse décennie plus tôt, avait révolutionné le monde des séries télé avec la très violente Oz, dès 1997, puis avec les fantastiques Sopranos, Six Feet Under et The Wire. Libérés des contraintes des traditionnels feuilletons américains aseptisés et souvent abêtissants, les créateurs de ces bijoux plaçaient non seulement les séries à l’avant-garde de la fiction contemporaine, mais ouvraient également un boulevard pour de nouvelles propositions télé audacieuses. Malgré un traitement un brin plus grand public, Game of Thrones en fait partie, s’inscrivant dans cette tradition des séries coloriées aux zones d’ombres et peuplées d’anti-héros sombres, crédibles, complexes. Des personnages qu’on peut sacrifier à tout moment, quelle que soit leur importance dans le récit.

Adaptation des romans à succès de George R.R. Martin, pourtant réputés inadaptables jusque-là, la série nous emmène sur le continent de Westeros, où le roi Robert Baratheon règne sur le royaume des Sept Couronnes, un monde imaginaire fort proche de l’Europe médiévale. Quand son principal conseiller décède, le roi rappelle l’un de ses vieux compagnons d’armes, Eddard Stark, seigneur suzerain de Winterfell, pour venir lui prêter main-forte. C’est le début d’une intrigue absolument impossible à résumer en quelques lignes, mais qui se nourrit goulûment aux complots politiques, aux velléités de pouvoir, aux envolées guerrières, aux dynasties royales, aux trames incestueuses en saupoudrant le tout de sexe, d’une violence crue, d’images gore et de quelques moments d’Heroic Fantasy pure portés par des dragons ou des morts-vivants. Sacré cocktail.

Film à grand spectacle

Si l’on a pu, dans les pages de Focus Vif, souligner le côté un peu outrancier, vulgaire et parfois lourdement racoleur de la série, surtout dans ses deux premières saisons, il est indéniable que Game of Thrones s’est donné les moyens de ses ambitions. Rarement une fiction télé aura autant ressemblé à un film à grand spectacle : son budget, estimé à plus de 60 millions de dollars par saison, dépasse largement les canons du genre. L’interprétation, confiée le plus souvent à des acteurs britanniques, est globalement impeccable et les dialogues sont souvent acérés comme les épées avec lesquelles se font étriper ou étêter nombre de personnages. En clair, ça dépote pas mal. Mais ça n’explique pas forcément l’engouement, pour ne pas dire la fièvre, soulevé à travers le monde. Surfant sur le succès du Seigneur des Anneaux, Game of Thrones a pris la vague de l’Heroic Fantasy  » crédible  » avec beaucoup d’habilité. Le fantastique, ici, est relégué en marge de l’histoire, l’intrigue se concentrant plus volontiers sur des luttes de pouvoir qui, à bien des égards, peuvent rappeler nos propres champs de bataille politico-militaires.  » Comment Bourdieu éclaire Game of Thrones (et vice versa) « , titrait ainsi le site Rue 89, sous la plume du doctorant en économie Frédéric Lemaire. Lequel qualifiait la série de  » référence pour décrire les luttes de pouvoirs  » ! Autant dire que les exégèses se compilent, autre signe d’une enracinement culturo-populaire si pas inédit, du moins impressionnant.

Cette mixture particulière, cet univers politique cohérent mêlé aux histoires de familles qui se déchirent pour le pouvoir, permet à un public plus large de s’y reconnaître. Mais ce qui fait paradoxalement la force de la série, c’est l’extrême complexité des intrigues qu’elle développe, en particulier dans la saison 3 : les personnages secondaires se multiplient comme des petits pains et les arcs narratifs essaiment au même rythme. Déroutante pour beaucoup, cette complexité basée sur les premiers volumes de la saga signée George RR Martin, ne fait que renforcer la passion des fans, ferrés pour de bon par les scénaristes : des communautés d’aficionados hardcore se créent, qui discutent passionnément des épisodes sur les forums et les réseaux sociaux, multiplient les interprétations, développent même des contenus additionnels.

Depuis Lost, l’une des séries phares de la décennie précédente, on n’avait jamais vu cela. Game of Thrones rallie, conquiert. Par effet domino, tout le monde en entend parler. Veut donner son avis. Ce qui explique pourquoi, loin de s’offusquer du nombre inédit de téléchargements illégaux dont la série fait l’objet, les pontes d’HBO s’en félicitent :  » Cela confirme la demande. Je suis sûr que ça n’impacte pas les ventes de DVD et Blu-ray. Le piratage et la diffusion d’une série acclamée du câble vont de pair « , déclarait ainsi Michael Lombardo, le président de la programmation de la chaîne. Fait rarissime pour un programme du genre, deux saisons supplémentaires ont déjà été commandées par HBO, alors que la quatrième vient à peine de démarrer. Jusqu’ici, seuls trois des cinq volumes de la saga ont été traités (George RR Martin en a promis sept au total), ce qui laisse encore de la marge à la série : le phénomène Game of Thrones, accentué par un marketing agressif et bien senti, n’est donc pas près de s’évaporer…

Guy Verstraeten

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