La fin du système Milquet

Inculpée, la ministre francophone de l’Education a démissionné pour se défendre. L’affaire des collaborateurs fantômes est pourtant révélatrice des maux du passé. La chute de l’ancienne présidente du CDH marque la fin d’une époque. Et du communautarisme électoral, un système qu’elle incarnait, au même titre que Philippe Moureaux, même s’il faut nuancer.

 » Si vous ne faites pas avancer les choses, à quoi vous servez en politique ? Moi, je ne suis pas là pour regarder les trains passer, je suis là pour les conduire.  » C’était au mois de juin 2015. Joëlle Milquet, alors encore superministre francophone de l’Education, de la Culture et de l’Enfance, était, comme souvent, cernée de toutes parts. Et survoltée dans sa réaction. Les enquêteurs venaient de mener des perquisitions à son cabinet ministériel dans l’affaire des collaborateurs fantômes, révélée par Le Vif/ L’Express en février 2014. Politiquement, elle devait au même moment s’employer à solutionner dare-dare les fuites des épreuves de fin d’année. Mais elle n’en avait cure : elle avançait sur le chemin des réformes scolaires, fière de son Pacte d’excellence.

Sûre de son bon droit, jusqu’à l’aveuglement, Joëlle Milquet ne croyait pas qu’elle tomberait un jour. Même après sa très longue audition par le juge Frédéric Lugentz (lire aussi page 28), le 16 février dernier, elle reprenait le combat. Ebranlée, mais déterminée à défendre sa vérité. Au sein de son parti, le CDH, on était pourtant conscient que l’ancienne présidente était sur un siège éjectable. Sans le dire ouvertement, certains évoquaient déjà sa chute prochaine. Et critiquaient son héritage au sein d’un parti en crise. Ce lundi 11 avril, elle a dû se rendre à l’évidence. Et faire un pas de côté, non sans affirmer que cette inculpation, pour  » prise illégale d’intérêts  » en vertu de l’article 245 du Code pénal, était  » infondée « .

Le dossier sur lequel elle tombe, qui concerne le recrutement de huit collaborateurs en octobre et novembre 2013 pour mener campagne à Bruxelles auprès des communautés d’origine étrangère en vue des élections du 25 mai 2014, est pourtant révélateur d’un mode de fonctionnement. Où le clientélisme rejoint le communautarisme.

Un opportunisme électoral

Le pas de côté de ce monstre de la politique marque la fin d’un  » système  » construit au fil du temps, tant par conviction que par opportunisme politique. Lorsqu’elle prend enfin les rênes du parti encore appelé  » social-chrétien  » (PSC) en 1999, Joëlle Milquet a trépigné quatre ans sur les bancs du Sénat, bloquée par un establishment conservateur qui ne voulait pas d’elle. Gérard Deprez l’avait pourtant désignée, elle, l’attachée de cabinet dynamique et créative, comme sa dauphine attitrée en 1995, mais la vieille garde s’était repliée derrière la candidature de Charles-Ferdinand Nothomb. Le court règne de l’ancien ministre de l’Intérieur fut catastrophique, anachronique, avant que Philippe Maystadt ne vienne brièvement sauver les meubles. Résultat ? Quatre années de perdues, et un parti à son plancher électoral historique…

Joëlle Milquet met tout le monde en mouvement. Elle est à l’écoute d’une société belge secouée par les affres de l’affaire Dutroux, les récriminations de la Marche blanche ou les douleurs d’un monde scolaire laminé sur le plan budgétaire. Surtout, ancrée à Bruxelles, elle comprend avant tout le monde toute l’importance de mieux représenter politiquement les communautés d’origine étrangère. En 2002, le PSC se transforme en Centre démocrate humaniste (CDH) à l’issue d’une longue réflexion nourrie par de nombreux contacts avec la société civile.  » Ce fut de loin notre période la plus enthousiasmante « , se souvient Benoît Cerexhe, qui l’accompagnait dans cette  » ouverture bienvenue « . L’abandon audacieux de l’étiquette chrétienne lève un obstacle pour ceux qui veulent rejoindre leurs rangs. Fascinée par ce monde nouveau où les cultures se mélangent, Joëlle Milquet ouvre le parti aux pentecôtistes congolais, aux Turcs de toutes obédiences, aux Araméens, ainsi qu’à toutes les communautés délaissées par le monde politique.

C’est une conviction intime de la présidente, mais aussi et surtout un jackpot électoral. Il s’agit pour elle de réussir à tout prix la mue du parti et de la concrétiser dans les chiffres. Personne, alors, ne conteste l’approche. Chacun apporte même sa pierre à l’édifice : ainsi, le Schaerbeekois Denis Grimberghs, chef de file au parlement bruxellois, permet le recrutement de la future députée Mahinur Özdemir. A Bruxelles, un point d’équilibre est trouvé entre la tendance progressiste de Milquet et l’aile plus conservatrice pour brasser aussi large que possible. Dans certains sondages, le CDH approchera bientôt les 20 %. Source d’une douce euphorie… Ce faisant, Joëlle Milquet s’inspire d’ailleurs des pratiques mises en oeuvre dans la capitale par de nombreux mandataires socialistes, Philippe Moureaux, alors inamovible bourgmestre de Molenbeek, en tête.

Cette refondation est d’ailleurs l’occasion de serrer les rangs face aux attaques du clan Michel en se liant au PS. Flairant le bon coup suite à l’affaiblissement du parti, les libéraux tentent au début des années 2000 de débaucher de nombreux mandataires CDH pour grandir et devenir un contrepoids face aux socialistes. Joëlle Milquet trouve alors refuge auprès d’Elio Di Rupo. En 2004, l’alliance entre socialistes et humanistes se soude dans les Régions, jusqu’à ce jour… C’est là encore une manière subtile de consolider son approche en garantissant des strapontins ministériels. Le fameux  » scotchage  » du CDH au PS, que ne cessera de dénoncer Didier Reynders (MR), n’est pas né de nulle part…

Au cours de ces premières années, insidieusement et intuitivement, Joëlle Milquet met en place une forme de  » système  » – métissé, de centre-gauche… – qui pérennise ce parti dont des politologues affirmaient qu’il pourrait disparaître. Dans un second temps, à partir de 2008, la présidente assoit davantage encore son pouvoir en cumulant la présidence avec le poste de vice-Première ministre.  » Madame Non « , comme on l’a qualifiée lors de la crise institutionnelle de 2007, devient un monstre sacré de la politique belge. Dont le comportement sera bientôt celui d’une diva…

Un monstre autodestructeur

Le pouvoir avale nombre de ses protagonistes, dont le comportement change à force de se convaincre qu’ils peuvent transformer le monde. Joëlle Milquet a beau avoir des accents atypiques et cultiver un idéalisme réel, elle n’échappera pas à la règle. Soucieuse de tout contrôler, la présidente du CDH se coule dans le moule d’un monde brutal. Souvent exaspérée, tyrannique à ses heures en raison de son perfectionnisme, elle finira par irriter tout le monde, de ses partenaires politiques à ses plus proches partisans.

 » Avec le temps, ses principales qualités sont devenues des défauts « , murmure aujourd’hui un humaniste qui la connaît bien. Lors des négociations gouvernementales ou institutionnelles, il n’est pas une note qui ne passe pas entre ses mains avant de revenir complètement amendée, triturée, réactualisée, imposant pratiquement un nouveau round de discussions. Hypercréative, elle foisonne d’idées jusqu’à noyer ses collaborateurs dans des injonctions qui sont, en outre, paradoxales : mandatés pour défendre une idée, ils constatent à leur retour que celle-ci a déjà changé. De quoi devenir fou…

D’un naturel aimable, Joëlle Milquet se mue trop souvent en un monstre qui conspue l’autre et l’humilie, tant elle rejette la médiocrité. Au fil des années, elle consommera un nombre impressionnant de  » cabinettards « , certains tombant en congé maladie. Autour d’elle, dans les assemblées, elle suscite l’amusement ou l’exaspération. Ce n’est qu’une anecdote, mais elle en dit long : ministre, elle se présente un jour en retard au Parlement – elle est toujours en retard ! – et face aux critiques des députés, elle chuchote :  » Seuls ceux qui travaillent arrivent en retard… « .

Littéralement mangée par la politique, la présidente et vice-Première raffole en outre de la communication. Elle multiplie les plans sur tous les sujets possibles et imaginables, et devient malade lorsqu’il se passe plusieurs jours sans rien à annoncer. Dans ce foisonnement permanent, elle n’est pas à l’abri d’une erreur ou d’une approximation préjudiciables. Le hashtag #cestjoelle devient un label sur les réseaux sociaux, né en 2011, quand elle avait eu tendance à s’approprier la nomination de l’ancien Premier ministre CD&V Yves Leterme à l’OCDE. C’est devenu le reflet de sa démesure ou de ses gaffes, jusqu’à ranger les dauphins parmi les poissons dans une émission ludique de la RTBF, un comble pour une ministre de l’Education. Ce sont ces collaborateurs, là encore, qui ont essuyé les plâtres… Médiatiquement, on ne lui passe plus rien.  » Au fil du temps, elle est devenue la femme à abattre « , constate un CDH.

Le système multiculturel qu’elle a mis en place irrite le centre-droit de son parti. Ses attitudes, de plus en plus odieuses, liguent des militants contre elle. Au sein du CDH, on est convaincu que les fuites à l’origine du dossier judiciaire actuel sont à chercher au sein de son cabinet. Certains en ont eu marre des humiliations. Et de ces nouveaux collaborateurs soudain vénérés parce qu’ils peuvent rapporter des voix…

Özdemir, le début de la fin

Lorsque Joëlle Milquet cède la présidence du parti à son ancien secrétaire politique, Benoît Lutgen, durant l’été 2011, elle reste la figure en vue des humanistes, mais elle irrite, déjà. Son successeur doit passer un temps considérable à tenter de cicatriser les plaies d’un parti trop longtemps délaissé.  » Joëlle parlait directement au peuple, les militants n’étaient que des parasites « , illustre un membre du parti. Puis, Lutgen cherche à s’émanciper et à trouver sa place face à cette belle-mère qui considère toujours le parti comme son enfant. Ce n’est pas un hasard si elle a été nommée à la tête d’un portefeuille ministériel gargantuesque durant l’été 2014 : en s’occupant de la réforme de l’école et en consacrant ses soirées aux manifestations culturelles, elle n’a plus le temps de se mêler des affaires des autres.

La rupture est entamée. D’autant qu’avec l’air du temps, maussade, le positionnement du CDH version Milquet est devenu de moins en moins lisible. Son rapprochement permanent avec le PS indisposait déjà les représentants du centre-droit. Désormais, ils sont nombreux à considérer que son communautarisme débridé n’est plus en phase avec un monde marqué par la crise, le repli sur soi et l’hyperterrorisme. Toute proportion gardée, l’affection de la Bruxelloise pour les autres cultures devient en interne un repoussoir comme la gestion de Moureaux à Molenbeek a pu le devenir auprès de certains militants socialistes.

Ironie du calendrier : les deux symboles francophones de cette politique communautariste sont attaqués violemment sur leur système en même temps.  » Flupke « , avec les coulisses molenbeekoises des attentats de Paris et de Bruxelles. Joëlle, avec l’irruption de la justice dans son recours à des collaborateurs pour des missions électorales spécifiques. Le premier est accusé d’être responsable de la radicalisation de sa commune. La seconde est inculpée.

 » On a été trop loin, il y a des membres qui ne partagent pas nos valeurs « , entend-on en tout cas, régulièrement, au sein du CDH. François-Xavier Rémion, ancien militant et proche de Benoît Cerexhe, le clame haut et fort sur Facebook, à peine la démission de Milquet annoncée :  » Je laisse aux historiens le soin de faire son bilan. Pour moi, il est catastrophique pour le parti centriste qu’était le PSC. Tout l’électorat de centre-droit a quitté le PSC puis le CDH à cause d’elle. Elle a fait naturaliser avec les socialistes des dizaines de milliers de musulmans sans qu’ils le souhaitent vraiment afin de capitaliser leurs voix ! Elle a mis en avant certains, comme l’élue voilée : pas les meilleurs, malheureusement ! Résultat : 7 % pour le CDH de Bruxelles lors du dernier sondage. Signé : un ancien membre et militant qu’elle a dégoûté de la politique.  » Dur. Mais éloquent.

En mai 2015, l’affaire Özdemir sera un moment de rupture dans l’héritage laissé par Milquet. Benoît Lutgen, qui lui a succédé à la tête du CDH, n’hésite pas à expulser du parti la députée bruxelloise d’origine turque parce qu’elle refuse de reconnaître le génocide arménien. Dans la foulée, les langues se délient.  » Je ne suis pas communautariste, je suis en faveur de l’interculturalité « , se défend Joëlle Milquet dans un long entretien au Vif/L’Express, en juin 2015.

Les sondages sont à nouveau alarmants en dépit du pouvoir sauvé en 2014 grâce à l’allié socialiste. Dans un contexte de polarisation politique croissante, le CDH dispose d’un  » boulevard au centre « , estime Lutgen, mais il n’en profite pas. Hanté par cet héritage tellement bien illustré, au fond, par l’affaire des  » emplois fictifs  » à son cabinet… Au sein du parti, si on ne lâche pas Joëlle dans l’épreuve judiciaire, on levait souvent les yeux au ciel ces derniers temps, d’un air entendu, pour évoquer l’image  » carbonisée  » de l’ancienne présidente. Un constat d’autant plus fort que le parti a entamé une réflexion de fond en interne avec la volonté de renouveler son message et de céder la place à une nouvelle génération. Dans ce casting-là, impossible de ne pas songer à l’après-Milquet…

Jamais, sans doute, une formation politique n’aura ressenti de tels sentiments contrastés face à la chute de sa figure de proue. Il y a de la consternation, bien sûr, tant la trajectoire se termine brutalement. Mais du soulagement, aussi, tant le fardeau devenait difficile à porter. La femme de fer du CDH a illustré jusqu’au bout la ténacité en politique, au prix d’une attitude souvent cassante et destructrice. Avec sa mise à l’écart, son parti perd une faiseuse de voix dans la capitale et une travailleuse sans équivalent. Paradoxalement, son successeur, Benoît Lutgen, retrouve aussi les coudées franches pour repartir sur de nouvelles bases…

Sans Joëlle, le CDH peut enfin songer à se reconstruire. Si c’est encore possible.

Par Olivier Mouton

Elle comprend avant tout le monde l’importance de mieux représenter politiquement les communautés d’origine étrangère

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