La femme du vigneron

Une nouvelle inédite de André-Marcel Adamek

En ce temps où il était aussi punissable de prendre un lièvre au collet que d’égorger son propre père, Apollin détenait le redoutable pouvoir d’envoyer moisir au bagne ou au cachot les malheureux qui voulaient améliorer leur ordinaire d’un civet, ou ceux qui tentaient d’épargner à leur famille les effets de la disette hivernale. Il considérait cependant que les braconniers jouissaient d’une grande mansuétude, puisqu’on ne pouvait plus les pendre à l’arbre le plus proche de leur méfait, ni les bâtonner à mort sur la dépouille de leur trophée.

Non content de surveiller tout le jour des centaines d’acres de forêt, l’infatigable garde-chasse consacrait une partie de ses nuits à longer les lisières, dans l’espoir de surprendre une ombre coupable. Au cours d’une de ces randonnées nocturnes, alors qu’une lune d’été nacrait les collines, il entendit un long chapelet de gémissements et de cris qui semblaient sortir tout droit du ventre chaud de la terre. Il changea de direction et ses pas le conduisirent au creux de la vallée, près de la maison du vigneron Grégoire.

D’une fenêtre ouverte s’échappaient les cris, plus aigus et précipités. Apollin n’était pas trop niais pour en reconnaître la nature. Il pensa que le vigneron avait bien de la chance de posséder une femme d’un tel tempérament. A deux pas de la fenêtre, le dos collé au mur, il écouta jusqu’au bout le tumulte d’amour. En fermant les yeux, il voyait jaillir l’écume d’un torrent de montagne, il voyait du feu et de la roche, des larmes et du sang. Quand il s’éloigna enfin pour regagner la lisière de la forêt, il sentit son corps entier qui brûlait comme s’il était enveloppé d’un manteau de flammes.

Le lendemain, Apollin négligea sa ronde pour prendre position sur la colline qui dominait le paysage. L’air ondulait de chaleur. Au loin, les étangs brillaient comme les éclats d’un miroir brisé. Des vignes s’étendaient sur les coteaux où l’on distinguait la silhouette minuscule de Grégoire. Apollin estima qu’il avait tout son temps. D’un pas de promeneur, il descendit vers la vallée.

Derrière la maison du vigneron, la femme étalait sur l’herbe ensoleillée de grandes pièces de drap blanc. Apollin l’observa un long moment avant d’approcher.

Il la salua, lui fit compliment sur la blancheur de sa lessive, lui demanda comment s’annonçait le vin de l’année. La femme répondait avec bonne humeur, tout en continuant à mettre son linge à sécher. Chaque fois qu’elle s’inclinait vers le sol, la croupe arrondie et la poitrine se balançant, le garde-chasse croyait ses desseins encouragés. D’une voix étranglée, il fit des avances que la femme refusa avec politesse mais fermeté avant de courir se réfugier dans la buanderie. Pâle comme le linge qui fumait au soleil, il retourna vers les noirceurs de sa forêt.

Deux jours plus tard, Apollin prit un beau lièvre au collet et le fourra dans un sac qu’il transporta la nuit venue jusqu’à la vigne de Grégoire. Il dissimula le gibier sous un fagot de sarments secs avant de s’enfoncer dans les ténèbres.

Dès le matin, Grégoire voulut profiter d’un vent faible et bien orienté pour brûler les vieux sarments. La découverte du lièvre le laissa un instant perplexe. Les traces du collet dans le pelage lui firent comprendre que la bête n’était pas venue crever là toute seule. Sans perdre de temps, il partit l’enterrer à l’écart de la vigne.

Quand le garde-chasse apparut, accompagné d’un gendarme à cheval, Grégoire binait paisiblement la terre.

– Je t’ai vu hier relever des collets, dit Apollin. Nous avons perquisitionné ta maison. Maintenant, je dois inspecter ta vigne.

Suivi par le gendarme qui avait mis pied à terre, il fit mine de soulever quelques pampres avant de se diriger vers les fagots de sarments. En voyant que le lièvre avait disparu, il eut peine à cacher son dépit.

– Ne te fais pas d’illusions, je finirai par te surprendre! lança-t-il en s’éloignant.

Le soir même, Grégoire partit à la recherche du garde-chasse qu’il rencontra sur un sentier de la forêt. Sans détours, il lui demanda ce qu’il lui voulait.

– Ce que je veux, répondit Apollin, tu ne pourrais me le donner de ton gré, cela te mettrait l’âme en sang.

– Je n’ai que ma femme et ma vigne. Laquelle des deux convoites-tu?

– Certainement pas ta vigne qui ne produit qu’une amère piquette.

Grégoire voulut lui sauter à la gorge, mais le canon d’un lourd fusil, pointé sur sa poitrine, l’arrêta dans son élan.

A partir de ce jour, Grégoire vécut dans l’appréhension d’un nouveau coup monté. Il passait le plus clair de son temps à inspecter ses trois acres de vigne et les alentours de sa maison. A quelques semaines d’intervalle, il dénicha une perdrix rouge, un andouiller de chevreuil, un coq de bruyère. Chaque découverte était suivie de la visite du garde-chasse et du gendarme à cheval, lequel gendarme se montrait de plus en plus embarrassé par ces perquisitions stériles et se tenait à l’écart des débats.

Privé de soins, le vignoble périclitait. Certaines feuilles blanchissaient sous les attaques de l’oïdium, d’autres étaient découpées en dentelle par les altises. Tandis que Grégoire traquait le gibier mort, son travail de trente ans disparaissait en poussière.

De son côté, Apollin était hanté par son rêve de chair, et plus rien d’autre ne comptait pour lui que d’écarter son rival. Il négligeait ses rondes, laissait blaireaux et renards décimer les garennes, ne traquait plus la buse ni l’épervier. Les braconniers, avertis par la rumeur de cette indolence, se multipliaient sur son territoire. Le gibier menacé de toutes parts se mit à décroître à une telle allure que les premières battues d’automne se soldèrent par un désastre. Convoqué par le régisseur, Apollin fut prié de remettre son insigne et d’aller divaguer sous d’autres horizons.

Sur le chemin de l’exil, l’ancien garde-chasse rencontra Grégoire, ruiné par des vendanges catastrophiques. Les deux hommes portaient sur l’épaule le même baluchon de misère. Ils se toisèrent un instant.

– Nous voilà tous les deux sur la paille, dit Grégoire, et tu n’as même pas obtenu ce que tu voulais.

Apollin s’étonna que le vigneron fût seul. Il osa lui demander des nouvelles de sa femme.

– Ma femme, grâce à tes bons offices, s’en est allée un beau matin avec le gendarme à cheval. A force de se lancer des oeillades pendant les perquisitions, ils ont fini par tomber dans les bras l’un de l’autre.

– Vigneron, je t’ai fait tant de mal que tu aurais le droit de me battre et de me laisser pour mort dans un fossé.

– Faisons plutôt le chemin ensemble, répondit Grégoire, il nous paraîtra moins long.

Dans le pâle jour d’hiver, sans armes ni bagages, mais l’esprit libéré des flambeaux noirs de la haine, ils marchèrent de front vers les villes inconnues.

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