La femme dans le paysage

Une nouvelle inédite de François Emmanuel. Sur un travail de Marie Desbarax

Depuis ce printemps-là, elle a l’oeil aux aguets, l’âme volatile. Souvent elle s’absente par le carreau de la fenêtre et il lui suffit de presque rien: une éclaircie, une buée bleue, un peu de soleil dans les branchages, et la voilà repartie. Vous pouvez la pister, ce n’est pas difficile, car l’endroit qu’elle rejoint est toujours le même. Vous diriez: c’est un lieu ordinaire, un recel de nature assez calme, ni jardin, ni jachère, quelques prairies en pente, des haies de peupliers. Là, vous l’apercevriez, toute petite au pied d’un arbre, penchée sur sa feuille blanche comme un scribe appliqué dans la récitation du vent. A moins que vous ne la croisiez, l’oeil perdu, la démarche vagabonde, entre ces troncs qu’émacie la lumière.

Certains sont hantés par un visage, d’autres, inlassablement, reviennent sur les lieux de la mémoire, il est des pèlerins de tout, des arpenteurs infatigables, cette femme-ci s’est éprise d’un paysage, c’est son amant terrestre, elle en est la folle, la captive. Il suffit d’entendre sa voix brisée au seul récit d’avoir été là-bas, ou d’apercevoir dans ses yeux ce petit grain d’absence. On croit que là-bas est un arpent de terre bien cerné par la route, quelques prairies en pente, des haies de peupliers, et l’on découvre qu’une femme trouve à s’y perdre et s’y reperdre, qu’elle y joue de trajets occultes, qu’embrassant soudain à tel endroit l’entrelacs des courbes et des lisières, tel nouvel angle du regard la stupéfie.

Folle, à n’en pas douter. Elle veut y dormir. Elle y cherche des lieux que son corps agrée, au coeur même du paysage, là où l’instinctive en elle murmure: douceur résonnant de ma douceur, force terrestre pour me donner racine. Elle se fait renarde, ratte, taupe ou gélinotte, toutes compagnes de sa présence femelle.

Elle se fait collectionneuse. Sa carnassière ne quitte pas son carnet de croquis.

Elle y amasse des brindilles, des bogues, des cailloux, des feuilles dont saillent les nervures et qu’elle imprimera sur la terre glaise puis fera cuire au fond d’un four, dans la caverne orageuse des alchimistes.

Elle voit des portées musicales dans les alignements d’arbres. Plantés de main humaine mais épousant si tendrement la courbe des collines (en échos, en étagements, en transparences) qu’elle y entend de la musique, clavecin, prélude et fugue, scintillements et notes en cascade. Elle dit: je veux ces rythmes qui obsèdent, je veux sur ma page le bruit du vent dans les peupliers, je veux ces chuintements, ces murmures. Prenez des feuilles mortes, frottez-les entre vos doigts jusqu’à la poussière, je veux cette sensation-là, dit-elle. Folle.

Elle plante son chevalet dans la terre. Elle plante son carré de toile blanche au-dessous du déferlement des ciels. Le temps passe, elle revient. En avril, elle guette la lumière, en juin, les brasiers, en juillet un champ éclatant de phacélies, en novembre l’or des branchages, sous le soleil d’hiver les labours nus, les ossatures.

Car il y a tout, dit-elle, dans le paysage, il y a pour nourrir l’oeil, pour étancher la soif, pour donner matière à la peau, espace au regard, mystère à notre désir d’ombre, vertige à notre pensée, car tout change à tout moment dans le paysage, prétend-elle, et plus elle est immobile, plus elle assiste au spectacle de l’éclosion permanente, la lente éruption de la terre, ces manteaux de couleurs qui de mois en mois se recouvrent, ces sanglantes métamorphoses, les jours qui chassent les jours, les nuits qui mûrissent des lendemains qu’on ignore, l’avancée circulaire du temps.

Et, lorsque je la regarde à l’instant de peindre, je la vois l’oeil pyromane, la lumière prend feu entre ses doigts, incendie la futaie, embrase l’horizon. Et si, plus tard, elle s’assombrit, jouant soudain de matières terreuses, faisant un puits d’une gorge d’ombre, j’aperçois dans ses yeux la même fiévreuse absence d’un enfant aux joues sales et qui fait la chose interdite, s’enfonce à plaisir dans le boueux, le bourbeux, l’humide. Plus haut, les lisières s’estompent à la frange du ciel, les arbres sont des plumes au vent, l’eau colore à peine le papier aquarelle, on entend dans le silence le toucher du pinceau sur la feuille rétive.

Parfois, donc, la lourde présence des choses, et parfois l’hésitation d’être: y être sans y croire, y croire sans y être, ce tout premier ahurissement.

Une femme regarde un paysage, presque rien, quelques prairies en pente, des haies de peupliers. Transie, elle va le retrouver à toute heure du jour. Elle en fait l’unique destination de ses voyages, sans fin elle en établit la carte et y trace les contours d’un mandala. Je suis née là, dit-elle, c’est mon jardin clos, mon paradis biblique, le creuset inépuisable de mon enfance. Je mourrai là aussi, vous étendrez mon corps dans l’alignement des hêtres, vous reposerez ma tête sur leur tronc dur, leur consolation sera ma joie, je ne me lasserai pas d’entendre leurs chansons de branches.

Et lorsque ses mains disposent dans un faux désordre les fusains ou les sanguines qu’elle a ramenés de là-bas, je sens son émoi comme sa réticence de rendre futiles ces traces sacrées, ou de me faire entrer dans la chambre close de son amour. Si alors, par pure curiosité, je vais jusque-là pour voir, il me semble que je suis un peu chez elle, dans l’espace foulé par son regard, et l’immobilité jalouse du paysage. Me souvenant d’une légende chinoise où un peintre s’était mis en tête de peindre la brume puis avait fini par y disparaître. On ne retrouva ni son corps, ni ses pinceaux, ni ses crayons. Parfois il hante, dit la légende, par son rire ou la frêle rémanence de sa silhouette, le lieu de sa disparition. Mais il reste de lui quelques dessins, quelques toiles, preuve que tout est vrai.

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