» La faim est une question politique, pas agricole «
Il se lève d’un bond en se demandant s’il ne serait pas judicieux qu’il passe un veston : » Il s’agit que l’on me prenne au sérieux lorsque je négocie avec les gouvernements ou avec le patron de l’OMC « , dit-il en souriant. Olivier De Schutter n’a pas de soucis à se faire. Ce quadragénaire bardé de diplômes, professeur de droit à l’UCL et, depuis deux ans, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, est tout à fait crédible. Face aux incendies, inondations et autres caprices d’une météo fantasque qui font fondre la récolte agricole mondiale et bondir les prix des produits alimentaires, il n’y a pas de raisons de paniquer, assure-t-il. Tant que les spéculateurs ne s’en mêlent pas, du moins. Mais à l’heure où la faim frappe 1 milliard de gens, » il serait temps de se poser les bonnes questions « . Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Et ça l’énerve un peu…
Le Vif/L’Express : Vous êtes rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation depuis 2008. Etes-vous, depuis lors, un homme en colère ?
– Olivier De Schutter : Disons qu’il est frustrant de voir qu’on pourrait faire beaucoup plus que ce que l’on fait pour lutter contre la faim. La faim est vécue comme si elle était inévitable. Je suis contre ce sentiment de fatalité : ce problème peut être résolu. C’est pour cela que j’en veux aux gouvernements. Les seuls signes encourageants que l’on perçoit sont des déclarations faites en période de crise ou lors de grands sommets internationaux, mais souvent peu suivies d’effets concrets. Or il est très difficile de maintenir les pouvoirs publics sous pression à ce sujet parce que l’opinion publique, qui considère que la faim relève d’un problème de météo et non pas de décisions politiques, est peu mobilisée sur la question.
Les leçons de la crise de 2008, qui avait provoqué des émeutes de la faim dans plusieurs pays, ont-elles été tirées, selon vous ?
– Pas toutes, en tous les cas. Cette crise a certes été suivie d’une augmentation de la production agricole dans les pays les plus touchés, notamment via des aides de soutien aux producteurs, mais les investissements consentis ont été insuffisants : aucun effort n’a été fait en matière d’amélioration des voies de communication, de stockage de l’eau, d’infrastructures. Résultat : la production a augmenté dans certaines régions, les plus fertiles en l’occurrence, mais tous les petits paysans n’ont pas profité comme il l’aurait fallu des aides gouvernementales mises en place. Sur le terrain, la situation, deux ans après la crise, n’a pas beaucoup changé.
Qu’aurait-il fallu faire ?
– L’autonomie alimentaire de ces pays, surtout localisés en Afrique subsaharienne, aurait dû être renforcée. La plupart du temps, ils produisent massivement du tabac, du coton, du café, destinés à être exportés pour répondre à la demande mondiale. Il aurait fallu les soutenir pour qu’ils produisent plutôt du sorgho, du mil ou du manioc, afin d’assurer leur auto-approvisionnement. Au lieu de cela, depuis vingt ans, les pays pauvres ont vu leur dépendance alimentaire croître. Entre 1992 et 2005, leur facture alimentaire a été multipliée par 5 ou 6. Ils sont donc, plus que d’autres, vulnérables en cas de hausses de prix des matières premières, qu’ils importent au prix fort.
Craignez-vous pour autant de nouvelles émeutes de la faim, comme en 2008 ?
– C’est trop tôt pour le dire. On verra dans trois semaines.
Considérez-vous 2010 comme une très mauvaise année sur le plan de l’agriculture mondiale ?
– La production sera faible, mais vu l’importance des stocks, il n’y a donc pas de raisons de paniquer. Sauf si certains adoptent un comportement spéculatif, ce qui aura des effets négatifs en cascade. En 2008, la crise alimentaire était essentiellement financière. Jusqu’à présent, nous sommes, cette année, dans un autre cas de figure.
Cela vous incite-t-il à plaider en faveur d’un organe mondial de régulation alimentaire ?
– Il faudrait, selon moi, que trois mesures importantes soient prises sans tarder. 1. D’abord, instaurer des mécanismes de régulation des fonds d’investissement (hedge funds) qui se sont emparés des matières premières agricoles pour spéculer. Alors que de grandes déclarations avaient été faites pour cadrer leur activité, aucune mesure n’a été mise en place pour rendre les interventions de ces fonds spéculatifs plus transparentes. 2. Le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies devrait disposer de droits de tirage qui lui permettent d’engager des actions dans l’urgence sans devoir lancer un appel à la communauté internationale en cas de crise et sans dépendre de la générosité des pays donateurs. Actuellement, à chaque crise, le PAM perd 4 à 5 semaines vitales en attendant de recevoir le soutien financier nécessaire. Je propose en outre que le PAM dispose de 300 000 tonnes de stock de céréales pour pouvoir réagir immédiatement. 3. Il faudrait contrôler le suivi et la concrétisation des déclarations faites par les gouvernements en matière de soutien financier à l’agriculture des pays les plus pauvres. En juillet 2009, le G 8 avait promis de débloquer 20 milliards de dollars pour soutenir le développement de l’agriculture en Afrique ; 10 % à peine de cette somme a été versée. C’est inacceptable.
Selon les calculs de la FAO, la production alimentaire mondiale devrait augmenter de 70 % d’ici à 2050 pour pouvoir répondre à la demande, notamment dopée par la consommation croissante de viande dans certains pays comme la Chine. Réaliste ?
– C’est un chiffre à relativiser, parce qu’il ne se focalise que sur l’offre : or on peut aussi agir sur la demande, c’est-à-dire, par exemple, infléchir la consommation de viande. En 2050, la population mondiale consommera 1,45 milliard de tonnes de viande par an. Les céréales qui serviront à nourrir les bêtes nécessaires permettraient de nourrir 4,5 milliards de gens…
Il faut savoir ensuite que de 25 à 30 % de la production agricole des pays pauvres est perdue sur place, faute de moyens de stockage adéquats. A l’autre bout de la chaîne, 40 % des produits exposés dans les grandes surfaces aux Etats-Unis, invendus, sont jetés. Il y a là un énorme gaspillage de ressources sur lequel il faudrait travailler.
L’augmentation de la production agricole mondiale peut aussi venir, pour environ 20 %, d’une extension des zones à cultiver, par exemple en Asie du Sud, et, pour 80 %, de l’augmentation des rendements dans les zones déjà cultivées en Afrique subsaharienne. C’est envisageable si les investissements nécessaires y sont consentis.
Vous affirmez que la faim n’est pas due à une sous-production agricole mais au fait que trop de gens ne disposent pas d’un revenu suffisant pour acheter de quoi se nourrir. Que proposez-vous pour augmenter leur pouvoir d’achat ?
– A l’heure actuelle, on considère que la population qui souffre de la faim se divise en quatre groupes : la moitié environ du milliard de gens concernés sont de petits paysans qui ont été oubliés des politiques publiques. Dans les pays en développement, ces trente ou quarante dernières années, il n’y a pas eu d’investissement dans l’agriculture paysanne ou alors il a principalement bénéficié aux grands exploitants agricoles. Le deuxième groupe (quelque 20 %) est composé de travailleurs agricoles sans terres, ou occupés sur de très petites parcelles, qui louent leurs services dans des plantations. Dans la troisième catégorie, en expansion (autour de 15 %), il y a les peuples indigènes, les petits pêcheurs traditionnels et tous ceux qui vivent des ressources de la forêt. Ils sont de plus en plus menacés par la privatisation croissante des forêts et des terres arables. Enfin, il y a les pauvres urbains, émigrés des campagnes vers les villes. En 2020, 2 milliards de gens vivront dans des bidonvilles… Bref, il ne faut plus parler de LA faim mais DES faims. Pour chacun des groupes concernés, il y a des politiques précises à mettre en £uvre. Mais, quelle que soit sa forme, la faim résulte d’un processus de développement agricole qui a renforcé les inégalités dans les campagnes en sacrifiant la petite paysannerie au profit d’une agriculture subordonnée aux lois du marché et de la compétitivité.
Ne craignez-vous pas, avec un discours pareil, d’être accusé d’anticapitalisme primaire et, du coup, de ne pas être écouté sur les questions de fond ?
– Nous ne sommes pas ici dans un débat idéologique mais dans du concret : que veut-on pour la terre et ses habitants ? Ici, en Occident, on a abandonné le monde paysan, en deux générations, mais ces emplois perdus dans le secteur primaire ont été remplacés par des postes créés dans les services. Notre erreur est de croire que c’est le seul modèle possible et que l’on peut, en outre, reproduire ce schéma en quelques années à peine dans les pays du Sud. L’idée que seules les entreprises compétitives doivent survivre favorise une agriculture qui écoule sur les marchés des denrées produites aux prix les plus bas. L’agro-industrie présente cet avantage-là, parce qu’elle recourt aux machines, à de la main-d’£uvre bon marché, aux engrais et pesticides, etc. Mais elle occasionne par ailleurs un coût social et environnemental qui n’est pas intégré dans le prix de vente des produits. Le produit d’une petite exploitation coûtera plus cher. Mais l’agriculture est aussi là pour créer des emplois et des revenus ! Tout cela pour dire que le seul critère de la capacité à survivre sur les marchés pour juger de la pertinence d’un modèle de développement agricole me paraît très pauvre…
Pour récolter des devises, de nombreux pays en développement cèdent aujourd’hui leurs terres au profit d’Etats soucieux d’assurer l’approvisionnement alimentaire de leur population ou d’investisseurs privés, notamment séduits par les agrocarburants. Néocolonialisme pas mort ?
– Ce que je dénonce, c’est que l’on soit toujours dans un schéma où les pays en développement fournissent des matières premières à bon prix aux pays et entreprises du Nord qui leur revendent ensuite, nettement plus chers, les produits finis. Nous en sommes encore à une division internationale du travail postcoloniale. Le problème soulevé par les agrocarburants [NDLR : fabriqués à base de produits agricoles sur des terres de facto perdues pour l’alimentation] n’est pas nouveau. Dans les années 1960, c’était déjà comme ça avec le coton, le cacao ou le café. On a amené trop tôt les pays du Sud à se spécialiser. Mais attention : il faut distinguer ce qui est dans l’intérêt des pays et ce qui est dans l’intérêt des populations les plus pauvres de ces pays. Les exportations de produits liés aux agrocarburants vont rapporter des devises. Mais elles ne profiteront pas aux petites exploitations de patates douces, de manioc ou de sorgho. Autrement dit, ce choix économique et financier ne fera pas reculer les inégalités.
Comment convaincre les pays les plus pauvres de ne pas céder leurs terres à des investisseurs étrangers ?
– C’est très difficile. La question qui doit être posée est celle-ci : si un pays dispose de terres libres, quelle est la meilleure utilisation qu’il puisse en faire ? Les céder à des investisseurs étrangers pour augmenter les exportations ou les faire exploiter par de petits paysans, qui verraient ainsi leurs revenus et la production augmenter ? Cette question n’est jamais posée. Elle constitue un tabou… Je travaille sur des modèles alternatifs d’investissements : je n’y suis pas opposé par principe. Mais ils doivent être canalisés, régulés et fondés sur un rapport correct entre les investisseurs et les producteurs.
Quitte à être cynique, pour quelles raisons les gouvernements des pays du Sud refuseraient-ils ces investissements étrangers ?
– Il existe peu d’incitants pour que l’ils changent de cap. Et je ne parle même pas des dessous de table… Rien ne changera tant que les petits paysans ne seront pas davantage représentés dans les structures du pouvoir. Actuellement sous-représentés, ils ne pèsent d’aucun poids. J’encourage dès lors tout mécanisme qui permettrait aux petits agriculteurs d’être mieux représentés politiquement. Car l’une des causes structurelles de la faim est là. Sur le terrain politique…
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE VAN RUYMBEKE PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA
» rien ne changera tant que les petits paysans ne seront pas davantage représentés dans les structures du pouvoir «
» le seul critère de la capacité à survivre sur les marchés pour juger de la pertinence d’un modèle de développement agricole me paraît très pauvre «
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici