La face cachée d’une étonnante popularité

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Bruxelles honore avec faste et éclat le maître d’un empire sur lequel le Soleil ne se couchait jamais. En Belgique, Charles Quint reste très populaire, sauf pour la N-VA. Comment l’image du bon vivant a su occulter la face sombre d’un souverain autoritaire.

Il a beau être né à Gand en 1500, certains soutiennent mordicus qu’il a vu le jour à Eeklo. Sacré Charles Quint : depuis plus de 500 ans, on persiste à voir sa trace partout dans nos contrées. A attester de son passage, de préférence là où il ne s’est jamais rendu. La rançon du succès. L’effet d’un mythe, construit et entretenu bien après la mort du célèbre empereur, survenue en 1558. Pas de doute, pourtant : le personnage est bel et bien de chez nous. Tantôt pris pour un Espagnol, tantôt pour un Allemand ou pour un Flamand, Charles Quint est un Bourguignon dans l’âme et dans les tripes.Ses multiples titres et couronnes, pas plus que son hispanisation, n’ont eu raison de son amour pour son biotope : les Pays-Bas.

Charles a toujours gardé un faible pour sa  » terre d’affection.  » Elle reste sa destination de prédilection. Il y passe près de la moitié de sa vie. D’abord son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ses 17 ans et son premier départ, le coeur gros, pour l’Espagne où l’attend le trône. Il y revient pour une bonne partie des quinze dernières années d’un règne qui s’achève par son abdication à Bruxelles, en 1555.

Bruxelles, port d’attache de Charles, chef-lieu politique de ses possessions aux Pays-Bas.  » Une ville de diplomates et de financiers, brillante, riche, qui permet au pouvoir de s’illustrer. Le palais où résidait Charles Quint était très agréable, proche de la forêt de Soignes où l’empereur aimait chasser « , explique Claire Billen, spécialiste des Temps modernes à l’ULB. La ville a pourtant dû batailler ferme pour gagner ses galons de centre nerveux de pouvoir, et pour attirer l’empereur entre ses murs. Jusqu’à user d’artifices pour se donner de l’importance aux yeux du souverain.

Passionné de la tranche de vie bruxelloise de Charles, Roel Jacobs conte le fin mot d’une histoire bien bruxelloise :  » Le rôle politique de Bruxelles s’est affirmé tardivement. Au XVIe siècle, à l’époque de Charles Quint, la ville avait besoin de nourrir et d’enrichir son passé. Elle s’est alors inventé un rôle dans une continuité entre Charlemagne et Charles Quint.  »

Bruxelles, principale résidence politique

Charles tombe dans le panneau et sous le charme de Bruxelles. Ce qui fait bien rire l’historien et conteur bruxellois, l’un des artisans du retour en vogue de l’empereur :  » C’est en stoemelings que Bruxelles devient la principale résidence politique d’Europe.  » Et dame ainsi le pion à ses rivales. La concurrence entre lieux de séjour de cet empereur itinérant est pourtant rude. Mais Bruxelles domine outrageusement la catégorie. Charles Quint y a passé 16 à 17 % de ses nuits. Aucune ville de ses royaumes de Castille et d’Aragon ne fait mieux : Valladolid, autre centre politique du pouvoir impérial, ne capte que 6,5 % des nuitées du souverain. L’allemande Augsbourg, siège de plusieurs diètes impériales, les résidences impériales de Vienne et d’Innsbruck ne peuvent rivaliser. Il faut descendre à la dixième place du classement pour trouver la première ville flamande, Gand, gratifiée d’à peine 2 % des nuits du monarque.

Et pourtant, en 2000, Bruxelles snobe sa vedette locale à l’occasion du 500e anniversaire de sa naissance. La capitale passe largement à côté de son sujet. Charles Quint est, en revanche, superstar en Flandre : il s’expose avec faste à Gand, sa ville-berceau. C’est, de la part des Gantois, garder bien peu de rancune à l’égard de leur lointain bourreau. Car Charles a eu la main lourde à l’égard de sa  » bonne ville  » natale. En 1540, il passe 88 jours à y écraser une révolte. La cité y perd ses privilèges et sa prestigieuse abbaye de Saint- Bavon. Une dizaine de meneurs décapités, 500 bourgeois forcés de comparaître devant l’empereur, pieds nus, en chemise et la corde au cou : les Gantois y ont gagné le sobriquet de  » stroppendragers  » ( » les garrotés « ). Ils entretiennent le cuisant souvenir par une procession annuelle de  » porteurs de cordes à pendre « .

La Flandre, y compris Gand, sait se montrer bon prince, quand il s’agit de mettre Charles Quint au service de son rayonnement et de son industrie du tourisme et de la culture. Depuis, la Région bruxelloise s’est ressaisie et a repris l’avantage. Elle sort le grand jeu pour ressusciter la présence de l’illustre personnage entre ses murs. Manifestations culturelles, restauration à grands frais des vestiges du Palais impérial du Coudenberg dévoré par les flammes en 1731. Avec en point d’orgue, le fastueux Ommegang, reconstitution du cortège organisé en 1549, lorsque l’empereur vient présenter aux Pays-Bas bourguignons son fils et successeur désigné, le futur Philippe. Un régal pour les yeux des petits et des grands (voir également nos pages Culture).

Charles Quint, ket de Bruxelles ? L’historienne Claire Billen déconseille ce genre de raccourci :  » Raisonner de la sorte n’a aucun sens. Personne, à Bruxelles, n’éprouve de liens réels avec Charles Quint.  »

Un personnage de légendes

Rien de neuf sous un Soleil qui ne se couchait jamais sur son empire. Dès son trépas en 1558, Charles Quint devient un personnage de légendes. Le héros malgré lui d’histoires en tout genre. Souvent drôles. Ainsi cette bonne blague sur Charles qui se perd dans les bois, rencontre un paysan ivre qui le remet sur le bon chemin. Pure foutaise :  » Charles Quint ne se déplaçait jamais sans tout un entourage « , explique Roel Jacobs.

Tous ces bobards font de Charles une star. Lui assurent au fil du temps une success story sans équivalent dans ses autres possessions.  » C’est dans son pays natal, les anciens Pays-Bas, et en particulier la Belgique, que son succès posthume fut le plus grand. Les raisons pour lesquelles Charles, plus qu’un autre souverain, est devenu un héros populaire après sa mort, particulièrement dans les Pays-Bas du Sud, sont mystérieuses « , relève l’historien britannique Peter Burke (1). Pas tant que ça, si on met dans le coup un  » affreux de service « . Et que l’on donne ce mauvais rôle au fils et successeur de Charles : Philippe II d’Espagne, le sinistre. L’intolérant qui impose aux Pays-Bas un régime de terreur en chargeant l’Inquisition d’extirper l’hérésie protestante.

A côté d’une réputation aussi détestable, Charles passe pour un enfant de choeur.  » Le mythe de Charles Quint est avant tout le fruit d’une entreprise de destruction de Philippe II orchestrée par ses adversaires « , constate Roel Jacobs. On enjolive le bulletin du père pour mieux noircir le CV du fils. Charles Quint s’en sort à très bon compte. Alors que la réalité est moins reluisante.

Les Gantois ne sont pas les seuls  » anciens Belges  » à avoir eu à souffrir de la poigne de ce faux doux. L’hérésie a aussi suscité chez Charles Quint des pulsions meurtrières et destructrices. Autodafés de livres, expiation publique, bannissement. L’escalade dans la répression va jusqu’à décréter l’extermination des protestants : Anvers, Gand, Bruges, Courtrai totalisent 700 exécutions sous son règne.

Ce souverain sait se montrer impitoyable.  » Un obsédé du pouvoir et du devoir, dénué de toute souplesse face à un monde en pleine ébullition « , recadre Roel Jacobs.  » On est loin du bon buveur et gros mangeur, du Flamand bon enfant. Charles Quint a eu une vie compliquée « , ajoute Claire Billen.

Ou comment se racheter une conduite dans l’au-delà, sur les malheurs de son fils Philippe, l’homme du divorce entre Pays-Bas du Nord et du Sud au XVIe siècle.  » Il est probable que la popularité de Charles provienne du désastre de la guerre civile dans les Pays-Bas qui suivit de près son abdication et sa mort. Le culte de Charles devint peut-être un moyen, pour la population du Sud, de se définir collectivement par rapport à celle du Nord « , avance Peter Burke.

La tâche est d’autant plus aisée qu’entre le père et le fils, il n’y a pas photo. Là où l’austère Philippe II achève de déplaire en parlant à peine le français, Charles Quint affiche un profil de bon vivant qui fait plaisir à voir. Plutôt sympa, cet amateur de bonne chère jusqu’à la goinfrerie, capable d’ingurgiter sans modération de la bière glacée à des heures intempestives. Il collectionne les crises de goutte : dix-sept au cours de son règne. Elles ne le rendent que plus attendrissant dans la douleur.

Un signe qui ne trompe pas : peu de souverains de l’envergure de Charles Quint ont laissé comme lui leur nom et leur effigie sur des sous-verre aux comptoirs de bistrot. Ou sur l’étiquette d’une bière bien belge. La magic touch de Charles Quint s’est recyclée sans peine en bon plan marketing. Il fait le désespoir des historiens les plus au fait des agissements du personnage. Mais le bonheur des badauds émerveillés par l’Ommegang annuel sur la Grand-Place de Bruxelles.

Il y a un marché touristique pour cela.  » Après avoir fait les beaux jours des manuels d’histoire, Charles Quint connaît un regain d’intérêt lié à une reprise en main par les autorités de la Région bruxelloise. Cette utilisation comme image de marque d’une ville favorise les clichés « , constate l’historienne Claire Billen. Feu Charles Quint l’Européen s’est mué en attrape-touriste : espagnol, allemand, italien, néerlandais, français, anglais … Ou japonais.

(1) Charles Quint 1500-1558 – L’empereur et son temps, Fonds Mercator, 1999

PIERRE HAVAUX

Charles Quint : une popularité due à la sinistre réputation faite à son fils Philippe II

Bruxelles, son port d’attache favori : Charles y a passé 17 % de ses nuits

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