La fabrication du désir

Guy Gilsoul Journaliste

Lucas Cranach l’Ancien a révolutionné l’art de l’Europe du Nord. Portraitiste infatigable, il est aussi le peintre de bien étranges nudités. 150 peintures, dessins et documents ont été réunis au palais des Beaux-Arts de Bruxelles.

Elles ont la peau blanche et éblouissante, les os légers et une musculature minimale. La taille haute et étroite et de très petits seins. Leurs yeux en amande, ciselés et coquins trouvent écho dans la minceur des lèvres. Quant à leur silhouette aussi longiligne que serpentine, elle renonce à l’harmonie d’une pose à l’italienne pour lui préférer une instabilité à peine perceptible mais efficace. Dans le nord de l’Europe, personne avant Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) n’avait osé peindre une femme nue de cette manière, et surtout pas grandeur nature. Dès 1509, le mal est fait. Elle sera une déesse et pas n’importe laquelle : Vénus. Première d’une série de quarante nudités féminines qui, debout, couchées, alanguies ou un peu maladroites, jouent divers rôles pourvu que leur corps soit – mais à peine – voilé. Et, même si quelques Eve se faufilent dans ce théâtre, elles se dissimulent sous le couvert d’allégories et surtout de récits mythologiques : Diane et Actéon, la Nymphe au repos, Lucrèce, le jugement de Pâris, l’âge d’or, l’âge d’argent ou encore la Justice qui n’en demandait peut-être pas tant. Car elles sont séductrices ces femmes-là. Elles vous dardent leur regard comme jamais et, pourtant, restent lointaines et, pour tout dire, inaccessibles.

Paradoxales Vénus. Cette mise à distance pourrait être liée aux réformes du protestantisme naissant, dont Luther, son ami, était, comme lui, habitant de Wittenberg ? Mais alors l’érotisme ? Doit-on l’attribuer à un art de cour que son protecteur, Frédéric III le Sage, grand électeur de Saxe, réclamait à des fins de propagande ? Ou alors faut-il chercher une explication de cette esthétique singulière dans le fait d’un artiste qui avait décidé de conquérir le marché local et international ?

Cranach, homme d’affaires ?

Oui et plus que redoutable. S’il réalise seul jusqu’en 1508 les £uvres de ses premières années (à Vienne puis à Wittenberg où il restera cinquante ans au service des Electeurs), il engage assez tôt des  » assistants « . En 1510, il en a six. Trois ans plus tard, dix. Et les commandes affluent. Pour son  » patron  » d’abord qui lui commande les décors de ses demeures, des portraits mais aussi de nombreux cadeaux d’ambassade. Pour l’entourage du prince ensuite, puis d’autres, intellectuels attachés, comme Luther, à l’université de Wittenberg. Enfin, pour le marché libre et particulièrement celui de Leipzig devenu l’un des plus importants du temps où s’achètent métaux, nourriture, textile et peinture. Notre homme a le sens du commerce. Propriétaire de plusieurs maisons, il finira même par diriger la seule pharmacie de sa ville, s’octroyant par là l’exclusivité de certains produits, vin doux, épices, confiserie et pigments rares. De même, il ouvrira une imprimerie afin de développer un secteur nouveau (les textes et sentences protestants) tout en assurant la diffusion de ses gravures. Et ce sans compter les missions diplomatiques, son travail de décorateur et ses voyages. L’un d’eux, auprès de Marguerite d’Autriche à Malines, le mènera jusqu’à Anvers où il peut acheter une des couleurs les plus rares, le bleu outremer naturel, venu des montagnes de l’actuel Afghanistan. C’est lors de ce voyage, sans aucun doute, qu’il peut aussi découvrir les £uvres des Flamands. Or, chez Jérôme Bosch avec lequel il entretiendra des relations d’amitié (et dont il copiera tardivement Le Jugement dernier), il découvre une façon de dessiner bien différente de celle prônée par les Italiens d’abord, Dürer à leur suite. En effet, ces derniers opèrent en deux temps. D’abord, ils observent le modèle d’après nature et multiplient les croquis sur le vif. Ce naturalisme acquis est ensuite mis en ordre selon un art de la proportion régi par les lois de la géométrie. Au contraire, Memling par exemple (particulièrement dans les Damnés du Jugement dernier) se sert de mannequins. D’où les gestes parfois étrangement cassés, les poses inattendues, les silhouettes brisées… De même, il ne semble pas que Cranach se soit inspiré de modèles vivants, préférant s’en remettre à son iconothèque (les £uvres des autres surtout) et à sa spontanéité. Par exemple, alors que Dürer prend le temps de 15 mesures pour dessiner… un seul genou, Cranach règle ce détail en quelques coups de crayon. Et puis il y a l’art de la composition. La Renaissance italienne en fait le sommet de l’art. Dans la Flandre encore gothique qui va guider Cranach, l’accumulation de petits éléments domine l’espace pictural. Voir Bosch. Mais ce n’est pas tout. Cranach paraît aussi s’être inspiré de l’univers des illustrations. Ainsi, si sa première Vénus a retenu quelque chose d’une Eve de Dürer, elle est aussi fort proche des Vénus dessinées dans les albums d’astrologie.

Une Vénus, deux Vénus, trois Vénus…

Cranach aurait donc puisé ses modèles dans le Moyen Age tardif qui, en écho aux récits de chevalerie, parfumait les images d’une sensualité aux antipodes de la sévérité romaine. Et comme cette invention correspondait à une demande, il multiplia les versions. Avec méthode. Ainsi, les chercheurs ont pu révéler la présence de mêmes figures dans des £uvres réalisées à des moments et pour des sujets différents. La Vénus du Jugement de Pâris se retrouve presque à l’identique dans une version aujourd’hui conservée à Rome et dans une autre, à Berlin. Puis cette même Vénus devient Lucrèce dans un tableau de Munich et Judith dans un autre encore. En tout, on en dénombre aujourd’hui 40 qui vont du petit format 40 cm aux panneaux de 173 cm. Quitte à modifier légèrement le contour, la teinte ou la place occupée dans l’ensemble de la composition, on peut en effet retrouver les mêmes transferts (12 variations pour la représentation d’Eve) et les mêmes éléments de décor dans différentes £uvres. Et du coup, la difficulté aujourd’hui de déterminer ce qui appartient à la main du maître, à celles de ses  » ouvriers  » ou encore de son fils qui poursuivra les activités de l’atelier jusqu’en 1586. Au total, il s’agirait de dénombrer plusieurs milliers d’£uvres créées en une quarantaine d’années et, parmi elles, rien moins qu’un millier de portraits du seul Luther. En définitive, l’homme était assez organisé pour satisfaire toute sa clientèle. Et parmi elle, les tout grands de ce monde : Maximilien d’Autriche, Charles Quint, François Ier, Henri VIII, excusez du peu.

The World of Lucas Cranach, Bozar, 23, rue Ravenstein, à Bruxelles. Du 20 octobre au 23 janvier. Du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures. Le jeudi jusqu’à 21 heures. www.bozar.be

GUY GILSOUL

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