La diva du Midwest

Véritable idole, la mezzo-soprano américaine Joyce DiDonato se produira prochainement à Bozar à Bruxelles, alors que sort son dernier disque sur la riante thématique de la guerre… et de la paix.

Par quel mécanisme un musicien classique entre-t-il dans l’inconscient collectif ? Pourquoi Maria Callas, Glenn Gould, Yehudi Menuhin sont-ils devenus ces figures populaires, connues de chacun ? Il y a leur talent, bien sûr, éclatant. Mais combien de génies du piano, combien de violonistes virtuoses, combien de chanteurs ébouriffants moisissent-ils dans la mémoire de quelques rares mélomanes ? Quand Mstislav Rostropovitch joue du violoncelle alors que le mur de Berlin tombe en morceaux derrière lui, quand la pianiste soviétique Maria Yudina lit à voix haute les auteurs proscrits du régime lors de ses récitals sous les moustaches courroucées de Joseph Staline, leur génie musical entre en lien étroit avec l’histoire. Nul doute : le positionnement de certains artistes dans leur temps leur permet parfois d’accéder au statut d’icône. Certaines envolées tiennent d’une forme de magie plus intangible.

La Petite Maison dans la prairie

Une longue queue se forme devant la billetterie du Royal Opera House Covent Garden, le plus grand opéra du Royaume-Uni. Ce soir, Joyce DiDonato chante dans Werther, de Jules Massenet. La salle affiche sold out depuis de longues semaines, mais on guette l’opportunité d’acheter une place à la sauvette. Quand quelqu’un brandit un panonceau seat for sale, la foule s’agite autour de lui comme un essaim de piranhas guatémaltèques autour d’un vacancier en short à fleurs. La scène se reproduit un peu partout là où elle passe. Pourtant, il y a quinze ans, personne ne connaissait le nom de Joyce DiDonato.

Une idole : c’est ce qu’est devenue la mezzo-soprano, née il y a 47 ans à Prairie Village au Kansas. Il suffit de fermer les yeux un bref instant pour imaginer ce que représente une enfance à Prairie Village. Une petite église, d’interminables interstates, des allées entières de maisons 4-façades, des pelouses impeccables, des voisins qui – tous – ressemblent au Ned Flanders des Simpsons. On y pratique le chant, en marge des activités religieuses. Dans La Petite Maison dans la prairie, Joyce DiDonato serait une sorte de Laura Ingalls, sans les couettes. Que s’est-il passé pour qu’en quelques années, cette femme simple et bonne devienne l’une des divas les plus sollicitées de son temps ; pour que son agenda – réglé comme du papier à musique – affiche complet des années à l’avance ; pour que des hordes de fans s’arrachent ses disques et ses autographes ?

Nous sommes à la fin des années 1980. Dûment diplômée, voilà la jeune femme qui se bat – comme tous les chanteurs – pour trouver des engagements. Il faudra qu’elle atteigne la trentaine pour que les Etats-Unis la remarquent. Et il faudra qu’elle atteigne la quarantaine pour que le monde entier la célèbre. Joyce DiDonato a donc largement eu le temps de connaître l’angoisse abyssale d’un agenda qui ne se remplit pas. Ce sentiment d’isolement qui tenaille les musiciens et qui fait qu’en dépit d’études brillantes et d’un talent qui saute aux yeux, la sauce peut simplement ne jamais prendre. Ou un peu tard ? On se dit souvent qu’il aurait été sympathique que Mozart goûte un peu de son immortalité avant de finir à la fosse commune… Le spectre de ces injustices harcèle bien des consciences artistiques et Joyce DiDonato aura eu, de son propre aveu, l’opportunité d’y goûter. Savoir pourquoi tout s’est emballé, tardivement, est un autre débat. Mais ce succès venu la cueillir par surprise, elle ne l’a jamais considéré comme acquis. Même aujourd’hui. Surtout pas aujourd’hui.

Diva swag

Mais qui est-elle ? La rencontrer est une expérience. Elle a cette affabilité très typique du Midwest qui fait qu’en deux minutes, elle vous appelle par votre prénom, vous sert une tasse de café (à votre corps défendant) et s’inquiète de vos problèmes avec un tel air de sincérité que vous êtes tenté de lui parler – le coeur lourd – du taux peu avantageux de votre crédit hypothécaire… De rencontre en rencontre, on constate que cette disponibilité n’est pas une façade. Joyce DiDonato est – très banalement – une femme sympathique. Mieux encore, quand elle est sur scène – dans des salles de plus de 5 000 personnes où elle se produit sans micro -, elle parvient à donner l’illusion qu’elle chante individuellement pour chaque petit coeur qui bat. Son capital sympathie vient aussi d’ailleurs. Car on la dit spécialiste de Mozart, de Haendel, de Rossini – mais personne ne chante Somewhere Over the Rainbow du Magicien d’Oz comme elle. Ce n’est pas parce qu’on est diva d’opéra qu’on ne peut pas être un peu swag. En juin dernier, elle donnait un concert dans un bar en hommage aux victimes d’Orlando, affichant son indéfectible soutien à la communauté gay et à ses revendications. En Europe, la démarche paraîtrait presque consensuelle de la part d’une chanteuse d’opéra. Au Kansas – Etat farouchement républicain -, elle l’est soudain un peu moins…

In War and Peace, son dernier disque qui sort cette semaine, balaie le vaste sujet du conflit et de son extinction. C’est l’opposition du feu et de la glace. La rencontre de sentiments contradictoires. Rappelant qu’on ne se sent jamais aussi bien qu’après avoir pleuré. On sait que l’histoire de l’opéra déborde d’intrigantes et de personnages sanguinaires qui ont mis le monde à feu et à sang. Dans ces pages hystériques et vrombissantes – illustrations de la guerre -, le tempérament de feu de la mezzo-soprano trouve un support idéal. Les airs de Haendel et de Leonardo Leo ayant été écrits à une époque où les compositeurs ne servaient à rien d’autre qu’à mettre en valeur les divas du moment, on ne s’étonnera pas des postures outrées et de la pyrotechnie virtuose qu’y déploie DiDonato. Les airs illustrant la paix sont, logiquement, plus intérieurs. On y retrouve une chanteuse fervente, perdue dans les brumes de sa désolation, comme dans ces toiles outrancièrement romantiques de David Kaspar Friedrich. Deux visages de Joyce DiDonato, deux visages qui confirment l’insolence de son talent.

CD In War and Peace : Harmony Through Music, airs de Haendel, Purcell, Monteverdi, Warner. En concert à Bozar, à Bruxelles, le 17 novembre. www.bozar.be

PAR CAMILLE DE RIJCK

En quelques années, elle est devenue l’une des divas les plus sollicitées de son temps

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