La dernière gêne

Une nouvelle inédite de Stefan Liberski

Chaque été, toute la région de N. connaît trois jours et trois nuits de « Totales Musiques sans Bornes ». Aujourd’hui en plein essor, soutenu par le ministre du Tourisme et d’innombrables sponsors locaux, cet événement calqué sur la Fête de la Musique aurait pu cependant, à sa création, sembler absurde. Un esprit superficiel aurait pu penser, par exemple, qu’il était inutile de surenchérir encore sur les 64 festivals annuels du même genre, en un temps où, il faut bien l’avouer, la plupart des espaces publics sont déjà noyés dans une purée « musicale » à peu près permanente.

Pourtant, lorsque les élus de N. initièrent le projet, tout le monde fut enchanté et les réactions furent enthousiastes. Au point que des voix s’élevèrent pour regretter qu’on ait attendu si longtemps avant de faire enfin quelque chose qui aille dans le bon sens, mais qui restait à l’évidence insuffisant au regard du désert culturel que représentait la région de N., où des milliers d’artistes continuent à manquer cruellement de lieux et surtout de moyens.

Le succès immédiat de « Totales Musiques sans Bornes » constitua néanmoins une nouvelle preuve que nous comprenons peu de chose à la logique de la saturation, et qu’il est encore malaisé d’en prévoir toutes les articulations paradoxales. Toujours est-il que, depuis l’instauration de cette mégafête du métissage de toutes les musiques de tous les mondes du monde, pour le soutien de la démocratie, du respect interculturel et de la paix, comme l’ânonne avec soin le prospectus promotionnel, il y a chaque été à N. davantage de fanfares, de concerts, de groupes, de DJ, de raves, de combos, de jams, de podiums, de rappeurs, de parades, de dance, de bands, de smurfs, d’opéras, de salsa, de scratcheurs, plus de bals musettes (ironiques) qu’on puisse en rêver, et surtout de la techno, de la techno, de la techno jusqu’au fin fond des usines et des forêts, la techno étant, on le sait, la prière terminale de la religion planétaire.

Bien sûr, on pourrait craindre que ces journées – et surtout ces nuits – finissent par être vécues par les habitants de N. comme une publicité pour les ex-talibans. Mais il n’en est rien. La finalité politique de « Totales Musiques sans Bornes » n’échappe à personne et chacun y consent dans la joie: il faut désenclaver les ultimes poches de silence moyenâgeux, et les ouvrir en grand aux décibels des Lumières. C’est une noble cause à laquelle on ne peut que souscrire.

Ce soir-là, en tout cas, entre mille festivités où le pire côtoyait le meilleur, on donnait à Sainte-Ursule le Stabat Mater de Pergolèse. Bernard Wrzesinski était entré là un peu par hasard, moins pour écouter ce pur chef-d’oeuvre que pour échapper au duel terrifiant qui se déroulait alors sur la place entre un groupe de musiciens des rues armés d’accordéons, grimés en tortues Ninja, et la coulée magmatique d’un El Condor Pasa interprété par une nuée de machucambos hallucinés. Dans l’église, le concert avait déjà commencé. Surprise: les voix étaient magnifiques. Les musiciens n’étaient pas déguisés. Le chef d’orchestre ne portait pas de palmes aux pieds, il n’était pas vêtu d’un tablier de boucher maculé de sang, il n’avait pas non plus de nez rouge. Les cantatrices n’étaient pas en haillons, elles ne faisaient pas le poirier dans une baignoire emplie de viscères de poulet. Personne ne portait de vieux casque d’aviateur, ni même de lunettes de soudeur. Pas le moindre mouton vivant, ni même d’alligator empaillé sur la scène. Il y avait du monde, pas trop, et Wrzesinski se tint un peu à l’écart, attendant une interruption de l’orchestre pour se faufiler jusqu’à une place libre et assister, ravi, au concert.

C’est alors que la porte à ressort de Sainte-Ursule claqua violemment et qu’un homme d’une trentaine d’années fit une irruption essoufflée dans l’église, suivi de près par deux jeunes enfants. Tous trois étaient en rollers et walkman, avec casques, jambières, protections en plastique aux genoux et aux coudes, gros gants, petit sac à dos, harnachement flambant neuf de couleur jaune, vert et mauve fluo, le tout siglé comme il se doit d’innombrables swooshes. Dans le mouvement même de leur entrée, ils allaient se mettre à rouler dans les travées quand un vieux gardien se précipita au-devant d’eux et les arrêta, leur faisant signe d’être silencieux.

Surpris, choqué même, l’homme obéit et retint ses deux fils. Que leur voulait ce vieillard? Il ne comprenait pas. Sous le coup de l’émotion, son visage d’ingénieur commercial poupon avait rougi et il se mit à chercher autour de lui des alliés. Son regard finit par croiser celui de Wrzesinski à qui il adressa un long hochement de tête complice, jouant l’indignation amusée, celle sans doute d’avoir été arrêté par cet incroyable ringard. Il acheva son geste par un sourire ignoble et Wrzesinski regarda ailleurs pour ne pas voir qu’un monde avait basculé dans un autre.

Il savait que le fard qui colorait encore les joues de l’homme roulant n’était plus que la trace d’une vieille honte, définitivement révolue. Et même n’était-ce plus que de la gêne, causée par le souvenir confus d’antiques codes de conduite désormais inaccessibles. De quoi en effet cet auguste moderne aurait-il dû avoir honte? Il n’y avait aucune raison. Il va de soi qu’on ne doit éprouver aucune gêne à pénétrer en rollers dans une église. Surtout avec des enfants. Surtout pour leur faire découvrir de la musique classique. Qu’avait-il à rougir, alors qu’il aurait dû être fier? Fier d’afficher la conformité de sa personne avec l’imaginaire radieux de notre époque. Ne formaient-ils pas, lui et ses mistons, une figure idéale du savoir-vivre contemporain? Ce jeune père n’incarnait-il pas l’affirmation de soi, la décontraction, l’intérêt pour le sport et la culture, l’absence de tabou, l’insouciance, la paternité copine, le port du casque obligatoire, l’innocence ludique, l’aisance matérielle, la consommation citoyenne, l’ignorance et l’irrespect sans malice de la religion catholique, ces calembredaines d’un autre âge? Que fallait-il encore qu’il démontre? Fallait-il qu’il clame à ce vieux chnoque qu’il avait a-do-ré Amélie Poulain? Qu’il avait acheté Rouge Brésil? Fallait-il vraiment qu’il précise qu’il était pour le Bien? Contre la guerre et l’exclusion? Pour la nature et les droits de l’homme? Non, mais franchement!

Wrzesinski vit que le patineur en ligne reprenait rapidement le dessus. Grâce à ce bedeau anachronique qui lui avait barré la route, il avait rencontré sa dernière gêne. Et son ultime combat contre le vieux monde fut gagné sans même livrer bataille.

Sans même qu’il eût à parlementer, et avant même que ne s’achève le troisième mouvement du Stabat Mater, il passa outre à l’interdit, avec ses lardons. Soudain vaincu par on ne sait quelle évidence dont il aurait mal préjugé la force, le vieux gardien recula dans l’ombre des murailles. Les rollers firent un bruit de roulis sourd sur les dalles inégales de l’église, amplifié par son écho. Qu’importe? Pour effacer toute trace de son dernier fard, le père emmena ses poussins à roulettes par la travée centrale jusqu’aux premiers rangs du public, le plus près possible de l’orchestre qui continuait à jouer. Là, patauds, déséquilibrés sur leurs patins, ils dérangèrent toute une rangée d’auditeurs qui durent se lever un à un pour leur livrer passage, jusqu’à trois places laissées vides.

Avant de s’asseoir, debout en équilibre instable, le père éteint avec emphase son téléphone portable. Il fut illico imité par ses fils, chacun possédant le sien. Magnanime, ce père modèle voulait démontrer qu’il connaissait les règles de la nouvelle courtoisie et qu’il l’enseignait à sa progéniture. Une fois assis, aucun des patineurs n’ôta son casque, et les enfants ne quittèrent pas leur walkman.

Pendant toute cette scène, personne n’émit la moindre remarque, personne ne poussa le plus léger soupir, personne ne leur jeta le plus furtif regard de désapprobation. Le public enviait-il l’arrogance des patineurs? La craignait-il? La percevait-il seulement encore? En tout cas, tous furent parfaitement indifférents, comme d’ailleurs le demeura Wrzesinski. Qui aurait osé réagir? Qui en aurait eu l’idée? Qui peut encore s’opposer à la nouvelle humanité?

Bernard Wrzesinski sortit de l’église. Une voiture le dépassa en émettant un vacarme assourdissant de marteau-pilon. Il hésita un court instant, puis se dirigea vers les pulsations d’une messe techno en plein air, à quelques rues de là, réglant dessus le rythme de ses pas et le balancement pieux de son buste. Restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs, et qu’ils l’accueillent avec des hurlements d’indifférence.

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