La débâcle des statistiques wallonnes

Economie, logement, urbanisme… Les chiffres relayés par l’administration wallonne, quand ils existent, recèlent d’innombrables erreurs. Jusqu’à remettre en cause la pertinence des décisions d’un gouvernement ? Des experts tirent la sonnette d’alarme.

« Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux.  » L’inscription gravée sur le temple de Delphes, reprise par Socrate, ne sied guère à la Wallonie. Ces dernières années, bon nombre de décideurs politiques avancent, avec plus ou moins de franchise et d’efficacité, l’idée de constituer un cadastre dans les matières qui leur incombent. Entre autres : un cadastre pour les logements publics, les piscines, les voiries, les permis, les terres agricoles… La logique paraît d’emblée rationnelle, transparente, et donc séduisante. La finalité aussi, si l’on met de côté la propension de l’élu à l’utiliser pour s’enorgueillir d’un bilan favorable.

La culture statistique, cruciale pour jauger les multiples facettes d’une société et en cibler les dysfonctionnements, fait pourtant cruellement défaut dans l’administration et dans les organismes d’intérêt public (OIP) régulièrement sollicités pour produire ces données. Des erreurs de calculs, répercutées d’année en année, et des chiffres incomplets, à supposer qu’ils existent, aboutiront dans une réponse parlementaire, dans une déclaration de politique régionale ou, pire encore, dans une réforme bâtie sur un constat biaisé. Sans que personne, faute de moyens ou de temps, ne les rectifie en cours de route.  » Les responsables politiques demandent toujours plus de chiffres à l’administration, dans un délai très court, constate Christine Bouche, déléguée permanente à la CSC Services publics. Pour la personne qui remplit la tâche, il faut que cela ait du sens. Dans le cas contraire, elle communiquera des chiffres sans les vérifier. Et si l’objectif consiste à mettre en oeuvre de nouvelles restrictions budgétaires dans un service, certains n’hésiteront pas à saboter les données.  »

Chaos dans les permis

Deux exemples récents, liés à des réformes en cours, illustrent ce chaos. Le premier porte sur les délais d’octroi des permis d’urbanisme soumis à l’avis du fonctionnaire délégué. Cet épineux problème figure au centre du débat sur le futur Code de développement territorial (CoDT). En août dernier, le ministre de l’Aménagement du territoire, Carlo Di Antonio (CDH), communiquait les chiffres officiels pour l’année 2014, à la faveur d’une question parlementaire. Sur la base d’un tableau reprenant les 262 communes wallonnes, il évoquait notamment un dépassement de délai moyen de 57 jours pour les permis concernés.

Plusieurs communes ont toutefois réagi à la lecture des données de première main que Le Vif/L’Express s’était procurées (notre numéro du 21 août 2015). C’est notamment le cas de Blegny, en région liégeoise, où un travail de vérification des données, avec les mêmes critères que l’administration, aboutit à un résultat différent pour 92 % des entrées. Chiffres à l’appui, la commune annonce ainsi une avance moyenne de 18 jours dans la délivrance des permis concernés, au lieu d’un retard moyen de 50 jours. Dans les données officielles, un dossier sur deux affichait notamment une date d’échéance antérieure à la date de dépôt de la demande auprès de la Région wallonne.

Le deuxième exemple est tout aussi interpellant, à l’heure où la Wallonie compte sanctionner les communes qui ne construisent pas suffisamment de logements publics. Alors que les chiffres du ministère répertorient seulement cinq unités sur le territoire de Waterloo, la ville en compte en réalité 173. Les divergences potentielles dans les critères d’appréciation et les constructions de nouveaux logements ne permettent pas d’expliquer un tel écart. Dans un avis transmis le 8 décembre dernier au ministre du Logement, Paul Furlan (PS), le Conseil supérieur du logement suggère par ailleurs de  » recourir à une observation statistique officielle et à jour du nombre de ménages […] et non à une estimation « .

Le recours à des données validées pour jeter les bases d’une réforme, notamment via l’Iweps (l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique), est loin d’être systématique.  » Une administration comme le SPW (NDLR : le Service public de Wallonie) n’a pas la vocation de produire des données qui répondent à des critères de qualité, souligne Sébastien Brunet, l’administrateur général de l’Iweps. Un ministre a besoin d’une information utile dans la prise de décision. Si elle est extraite d’une procédure administrative, elle ne convient par définition pas. Mais le décideur se basera sur les seules données disponibles. En l’absence de moyens supplémentaires, on risque bien d’être confronté à une attrition complète de la capacité d’un Etat ou d’une région à se connaître.  »

En 2013, le directeur de l’Institut pour un développement durable (IDD), Philippe Defeyt, publiait une étude sur la piètre fiabilité des statistiques en Belgique.  » Rien n’a changé positivement depuis lors, commente l’économiste, par ailleurs président Ecolo du CPAS de Namur. La Wallonie lance le chèque habitat, modifie les primes énergie, mais ne connaît toujours pas la distribution des revenus fiscaux des ménages. Elle ouvre à juste titre le débat sur une assurance autonomie, mais n’est pas en mesure de dire exactement à combien de personnes elle profiterait. L’effort à consentir est loin d’être insurmontable. Mais on préfère souvent ne pas être dérangé dans ses certitudes…  »

Ce flou artistique s’oppose à la tendance  » quantificatrice  » d’une société où l’individu choisit de plus en plus un hôpital, une école ou son cadre de vie en fonction d’indicateurs de performance ou de bien-être. Le secteur privé, de son côté, dispose souvent de données très pointues à travers le flux d’informations d’utilisateurs divers. Pourrait-il un jour prendre la main et pallier l’incapacité du secteur public à produire des données exploitables, quitte à en sacrifier l’indépendance présumée ? C’est la crainte que soulèvent les experts interrogés.  » Nos universités et les instituts scientifiques ont les connaissances nécessaires pour collecter et analyser des données complexes « , affirme Cédric Heuchenne, professeur à l’ULg et président du Conseil wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Cweps).  » Mais les contraintes très strictes en matière de protection de la vie privée nous posent un vrai problème de recherche.  »

Tentatives de black-out

D’autant que l’accès à des données publiques reste soumis à des tentatives, parfois réussies, de black-out.  » Les décideurs politiques sont très demandeurs de dossiers de suivi, constate Luc Simar, secrétaire général adjoint du Conseil économique et social de Wallonie (CESW). En revanche, objectiver le bilan d’une mesure politique constitue pour eux une prise de risque.  » D’après l’Iweps, la ligne de conduite d’une entreprise publique autonome n’est pas nécessairement plus louable que les multiples blocages émanant des sociétés privées.  » Avoir accès aux données de la SNCB, c’est une catastrophe, confie Sébastien Brunet. On a déjà fait pas mal de rites hindous pour obtenir ces informations, essentielles en matière de mobilité. Sans succès.  »

Les observateurs plaident, en choeur, pour une révision à la hausse des moyens alloués à l’évaluation et à la mise à jour de données publiques. A défaut de quoi la logique du supposé vrai, aux antipodes de la prétendue transparence, continuera à prévaloir dans les mesures annoncées. Tout comme la méfiance de l’opinion publique à l’égard des dirigeants.

Par Christophe Leroy

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