Les danseurs de l'Opera Ballet Vlaanderen, seule compagnie professionnelle de ballet classique de Belgique. © FILIP VAN ROE

La danse ou l’art de la guerre

Dans son spectacle Memento Mori bientôt rejoué à Bruxelles, Sidi Larbi Cherkaoui assoit sa réputation de chorégraphe du peuple et combat les préjugés sur le ballet. Le tout sur un air épique de Woodkid.

Il y a des barres partout où l’on pose le regard et un miroir qui recouvre un mur entier de la pièce, comme on peut s’y attendre. Au détail près que pour l’heure, il est caché par un rideau aussi grand que sa surface de réflexion. Les tutus, eux, ont été laissés au placard – et même les chaussons de danse, parfois. Les vingt danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen s’échauffent plutôt en survêtement, legging et tee-shirt. A l’appel de l’assistant chorégraphe Oscar Ramos, tous intègrent prestement leur place respective. Ces danseurs forment la seule compagnie professionnelle de ballet classique de Belgique. La charge martiale de la musique se fait alors entendre et la troupe entame Memento Mori par une série de pas militaires. Au milieu des cors et des portés, on entend le crissement des chaussures. Suite à un faux mouvement, un coup maladroit part. La danseuse touchée s’éloigne répéter ses mouvements à l’abri des barres en se frottant les yeux.

Il a chorégraphié le clip de beyoncé et jay-z au louvre, à paris.

Memento Mori –  » Rappelle-toi que tu vas mourir  » – est une oeuvre dansée explosive, au propre comme au figuré. La pièce de Sidi Larbi Cherkaoui, qui se jouera du 19 au 21 septembre au Cirque royal (1), est éclatée en une infinité de mouvements, des motifs qui se répètent, s’emboîtent et s’entrecroisent. Dans les vagues de sauts et de glissés, les danseurs se frôlent. Et gare à celui qui fait un pas de travers.  » Sidi Larbi a une idée précise de ce à quoi il veut que son travail ressemble. Je crois qu’il aime les puzzles, les connexions, les formes mathématiques « , analyse l’un des membres du corps de ballet, le jeune Philipe Lens.  » J’aime sa manière de bouger. Il fait partie de ces gens qui pensent différemment.  » A tel point, sans doute, que Sidi Larbi Cherkaoui est aujourd’hui l’un des penseurs de la danse contemporaine belge parmi les plus respectés à l’international.

Une chorégraphie sombre, parfois violente, pour des mouvements qui s'emboîtent et s'entrecroisent.
Une chorégraphie sombre, parfois violente, pour des mouvements qui s’emboîtent et s’entrecroisent.© FILIP VAN ROE

Son parcours le différenciait déjà : fils d’une mère flamande et d’un père marocain, il commence la danse par fascination pour Kate Bush qui ne trouvait jamais de repos sur scène. La pop et les cultures urbaines l’inspirent autant que la danse contemporaine d’Alain Platel, dont il rejoint la compagnie gantoise Les Ballets C de la B après s’être formé à l’école P.A.R.T.S d’Anne Teresa De Keersmaeker. Son style physique et contorsionniste, précis et affranchi, s’exprime depuis dans une cinquantaine de spectacles, souvent primés. Son dernier coup d’éclat ? En 2018, il chorégraphiait au Louvre, à Paris, le clip Apes**t du couple Carters. Soit rien de moins que Beyoncé et Jay-Z.

Lutte finale

 » L’approche de Sidi Larbi est ouverte, libre, sauvage. Il me fait explorer de nouvelles manières de danser. Et ça, ça vous change « , confie Nancy Osbaldeston, danseuse principale de l’Opera Ballet Vlaanderen. Au milieu de son visage rond, ses yeux pétillent. Elle est venue de Londres pour danser pour le Ballet de Flandre, dont le chorégraphe est aussi aujourd’hui le directeur artistique.  » Je crois qu’il aime faire ce que personne d’autre n’ose. Il choisit toujours l’option la moins évidente, il dépasse les limites – parfois trop, à tel point qu’on se dit que ce n’est pas possible. Mais à force d’essayer, de s’entraîner, ça fonctionne, en fait. C’est de là que vient la beauté de son travail : de son dépassement « , admire-t-elle. Cette rentrée, Nancy Osbaldeston reprend son rôle central dans Memento Mori et bondit sur la bande son guerrière de l’artiste français Woodkid. Des tambours, des violons, une voix grave : une musique épique qui colle parfaitement au récit de la chorégraphie, sombre et parfois violente.

Chaque corps possède ici sa poésie individuelle.
Chaque corps possède ici sa poésie individuelle.© FILIP VAN ROE

Assis sur un banc au milieu d’une salle de répétition vide, Philipe Lens s’enthousiasme :  » Woodkid a cette faculté de créer des rythmiques qui donnent le feu au corps. Sa musique, c’est de l’énergie pure. Elle est faite pour danser « . A 27 ans, le performeur apparaîtra dans MementoMori et Faun, soit les deux oeuvres qui seront jouées en soirée combinée au Cirque royal à la demande de La Monnaie.  » C’est intense « , avoue-t-il.  » Parfois, le ballet fait l’effet d’un combat. On lutte constamment contre son propre corps. Ce n’est pas naturel, certains mouvements ne vont pas de soi : nos pieds ne sont pas censés subir ça, nos genoux être étirés à ce point, nos jambes courbées comme cela.  » Memento Mori parle en filigrane de cette rupture, physique et spirituelle, qu’on craint jusqu’au dernier instant.  » Une histoire de vie et de mort, mais aussi de tout ce qui s’écoule entre les deux : nos émotions, nos sentiments.  »

J’ai grandi avec la conscience d’appartenir à plusieurs minorités.

Guerre sociale et paix artistique

Car c’est aussi un ballet romantique, mais loin de son expression la plus classique. Dans cette danse finalement tout sauf macabre, chaque corps possède sa poésie individuelle. Et s’il y a une mise à mort dans l’oeuvre, c’est celle de la pesanteur. Même en répétition, même en débardeurs lâches, c’est la vie qui jaillit de chacun des danseurs du Ballet de Flandre. Et bientôt, l’effort cède la place à l’apaisement, la lutte au réconfort. Le ballet redonne un peu de place à l’humanité. Arrive le silence après les dernières notes de l’hymne de Woodkid : le bavardage des danseurs reprend, tandis que des mains claires, noires ou cuivrées attrapent gourdes et bouteilles d’eau. On s’aperçoit alors de la diversité des physiques exténués : la Britannique Nancy Osbaldeston et son petit gabarit compact débriefe avec son partenaire Matt Foley, géant musclé de près de deux mètres de haut.

Sidi Larbi Cherkaoui, l'un des penseurs de la danse contemporaine belge parmi les plus respectés à l'international.
Sidi Larbi Cherkaoui, l’un des penseurs de la danse contemporaine belge parmi les plus respectés à l’international.© BALLET CULLBERG

Tous deux sont loin des clichés de la ballerine classique. Une volonté assumée du chorégraphe :  » J’essaie vraiment d’avoir une représentation de la société sur scène. Je n’aime pas trop quand tout le monde se ressemble. Je pense qu’artistiquement, ce n’est pas très intéressant. Chaque corps emmène ces mouvements ailleurs, et pour le public, c’est une manière de s’identifier de manière plus personnelle « , nous expliquera plus tard Sidi Larbi Cherkaoui, au téléphone depuis l’autre bout du monde.  » Je suis moi-même moitié-Belge, moitié-Marocain, homosexuel… J’ai donc grandi avec la conscience de faire partie de plusieurs minorités. Mais à 43 ans, je me rends compte que la norme n’est pas une chose qui existe réellement.  » Depuis New York, il poursuit :  » Plus il y a de différences, plus il est possible de trouver un espace où l’on peut être soi.  »

Mais comment se sentir chez soi dans un lieu comme l’opéra, par exemple, quand on n’appartient pas à une certaine élite culturelle ? Le chorégraphe nous arrête tout de suite : pour lui, la danse n’est pas élitiste, ne l’a jamais été. Il cite le tango, le breakdance, comme vecteurs d’expression des  » tensions sociales qui nous agitent « , d’ailleurs. La danse, c’est le peuple.  » Et c’est en ce sens que des compagnies de répertoire comme le Ballet de Flandre peuvent aujourd’hui se rapprocher de créations beaucoup plus proches des gens. Chaque année, on danse aussi avec la compagnie dans un espace ouvert à Anvers, de telle manière que n’importe qui puisse nous voir gratuitement. Je pense qu’il existe beaucoup d’initiatives pour inverser ce cliché qui veut que la danse soit élitiste, le terrain d’une guerre de classes.  » Et avec Memento Mori, Sidi Larbi Cherkaoui vient définitivement en paix.

(1) Memento Mori et Faun, du 19 au 21 septembre au Cirque royal, dans le cadre de la programmation de La Monnaie. www.cirque-royal-bruxelles.be, www.lamonnaie.be

Woodkid, à l’ombre du bois

En 2011, il avait suffi d’un morceau et d’un clip homérique pour sacrer Woodkid enfant prodige. Naviguant avant cela sous son vrai nom, Yoann Lemoine, il avait pourtant déjà signé quelques plans pour Sofia Coppola et sa Marie-Antoinette, ainsi qu’une campagne contre le VIH récompensée au Festival de la publicité de Cannes. Mais c’est Iron et sa vidéo en noir et blanc, réalisation fantastique à tout point de vue, qui fascine réellement le grand public et fait sortir Woodkid du bois. Son premier album, Golden Age, est publié dans la foulée en 2013. Mais un an plus tard, l’artiste discret annonce la fin de son épopée musicale. Une lettre, une dernière chanson et adieu. Retour à la réalisation vidéo – à quelques rares exceptions près, comme cette bande originale pour le fiston d’Alfonso Cuarón. Durant cette abstinence musicale, il diffuse notamment une longue vidéo intitulée I Will Fall For You. Dans le même décor que Memento Mori, on y retrouve deux danseurs du Ballet de Flandre, Drew Jacoby et Matt Foley, dans un corps-à-corps poétique. Le clip est signé à quatre mains avec Sidi Larbi Cherkaoui. Sur la musique du compositeur, il se présente comme une extension filmée de l’oeuvre du chorégraphe. Memento Mori est sa deuxième incursion dans le monde de la danse, après avoir collaboré avec le New York City Ballet à l’époque de Golden Age. Depuis, silence radio. Ou à peu près. En mai dernier, le nom de Yoann Lemoine réapparaît sur une pochette verte, cette fois associé à celui de Louis Vuitton. Cela fait deux ans en réalité que le musicien travaille avec le directeur artistique des collections Femme de la marque de luxe, Nicolas Ghesquière, et signe pour elle des titres, joués sur les catwalks. L’EP-collection de six morceaux est le résultat final de cette collaboration. On peut y entendre les voix de l’actrice Jennifer Connelly et du chanteur Moses Sumney, mais, surtout, reconnaître la patte rythmique et baroque de Woodkid. Dans l’ombre mais jamais très loin des projecteurs non plus.

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